auditorium campra aix en provence

Mercredi 11 août 2021 : 20 h 30
Soirée de musique de chambre
Brahms, Quatuor avec piano et cordes en sol mineur n° 1, opus 25
Entracte

Fauré, Quatuor pour piano et cordes en do mineur, opus 15
Da-Min Kim : violon
Marie-Anne Hovasse : alto
Frédéric Lagarde : violoncelle
Olivier Lechardeur : piano

Après le récital de la veille, voici toujours et « encore plus de musique » (Schumann) aux Nuits pianistiques 2021, avec un programme de musique de chambre. Il réunit un trio à corde au piano, pour servir deux œuvres emblématiques de ce répertoire : les quatuors avec piano de Brahms (opus 25) et de Fauré (opus 15).

La musique de chambre avec piano est particulièrement honorée aux Nuits pianistiques, en ce qu’elle représente, pour les compositeurs, un laboratoire, dans lequel ils expérimentent les écritures solistes comme les écritures concertantes. Après Mozart, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, et Schumann, qui ont travaillé le solide classicisme du genre, peu fréquenté pour cela par Liszt et Wagner, les compositeurs Brahms et Fauré ont reçu et fait fructifier cet héritage, qu’il s’agisse de musique austro-allemande ou de musique française. Le quatuor pour piano et corde y tient une place importante, comme le concert de ce soir en est un bel exemple. Les deux compositeurs s’emparent des codes de cet effectif chambriste pour mieux les déplacer, y mettre à la fois un peu de jeu et un peu du leur.
De même que Chopin a exploré toute sa vie la Mazurka, comme nous l’avons rappelé lors de notre compte-rendu du récital de Jean-Marc Luisada, Brahms (1833-1897) a écrit de la musique de chambre tout au long de sa vie, de 1853 à 1894.
Il compose le Quatuor avec piano, violon, alto, violoncelle n°1 en sol mineur opus 25 en 1861 qui sera créé avec Clara Schumann au piano. Il se développe, de manière classique, en quatre mouvements : Allegro, Intermezzo, Andante con moto, Rondo alla zingarese – son célèbre presto final – et sa durée d’exécution est d’environ quarante minutes. L’intérêt, voire l’attachement, pour cette œuvre est tel, que Brahms la transcrira pour piano à quatre mains près de 10 ans plus tard, et que le moderne Schoenberg l’orchestrera en 1938. Elle comporte, tant sur le plan thématique que formel, une liberté, une opulence ainsi qu’une énergie communicative. Elle n’a pourtant rien d’un geste spontané, chez un compositeur qui a mis beaucoup de soin et de temps à faire naître cet opus.
L’auditorium Campra se voit empli d’une atmosphère sonore prégnante, amniotique, faite d’échanges constants et serrés entre les cordes et le piano, d’affirmations et réaffirmations nuancées du matériau thématique. Les thèmes de Brahms sont si plastiques qu’ils semblent contenir, comme la variation plus tard avec Webern, leur exposition en même temps que leur développement, voire de leur enveloppement. Là est le défi d’interprétation, qui repose davantage sur une compétence discursive, que purement virtuose. Chez Brahms, tout signifie ; rien n’est simplement décoratif. On reconnaît le thème de Clara au cœur du deuxième mouvement, intermezzo (mi bémol-ré-do-si-do), que Brahms reprend à Robert Schumann, en effectuant ainsi un double hommage. Scherzo et trio se font face, rivalisent de légèreté et de charme, en mode majeur ou mineur, lyrique ou rythmique. Le presto final fait directement, dès son titre, allusion à la musique traditionnelle hongroise, prisée par le compositeur des Danses hongroises. De forme rondo (alternance d’un refrain et de couplets), il appelle l’énergie de la danse, première, fondamentale, avec ses mouvements circulaires. Brahms utilisera encore cet univers de références dans ses œuvres de chambre, mais dans les mouvements lents de son Trio avec piano, opus 87 et de son Quintette avec clarinette, opus 115. On pense également à Dvorak et à la Dumka bohémienne du Quintette n° 2 opus 81 en la majeur pour corde et piano, entendue le 7 juillet au Château du Grand Callamand. Rappelons que les Nuits Pianistiques se sont déplacées dans ce lieu évocateur, pour donner quatre sessions de concerts en plein air, avec dégustation des vins de la maison (voir notre compte rendu sur ce site, onglet Actualités et sur la page facebook des Nuits pianistiques). On pense aussi au récital d’hier et à ce que disait Bernard d’Ascoli sur le « lien secret » qui est tissé entre les compositeurs de l’Europe centrale, par-delà les époques et les lieux d’exercice. On ne peut, également, que penser au concert de demain, où ce même Quintette sera donné dans une transcription pour piano et quatuor de vent. Là résulte aussi l’intérêt d’un festival, qui permet à la musique vivante, d’être écoutée et réécoutée, sous une forme nuancée. La musique n’est-elle pas faite pour être réentendue ?
La forme, chez Brahms, semble sourdre et résulter de la matière même de ses thèmes, tous caractérisés, et qui contiennent en puissance, l’énergie et les contours de leurs futurs développements. Ce qui peut donner l’impression, à l’oreille, que cette musique est faite de l’assemblage d’une juxtaposition de séquences, renvoie chez Brahms, à son art de composer des trames organiques, qui exaltent et étirent les possibilités du système tonal. Le lyrisme est partout, et irrigue chaque cellule de l’œuvre, chaque partie instrumentale, depuis ce grand cœur « en noir et blanc » qu’est le piano. Quand il entre après le trio de cordes, l’effet symphonique fait irrésistiblement penser aux concertos pour piano du compositeur. Les interprètes de la soirée, Da-Min Kim au violon, Marie-Anne Hovasse à l’alto, Frédéric Lagarde au violoncelle et Olivier Lechardeur au piano, accordent mutuellement le flot mélodique ou rythmique, avec, très souvent, un même geste d’archet, lisse ou insistant, auquel répond le ballet des mains sur le clavier. L’écriture ouvre et ferme l’espace acoustique, par un jeu de marches harmoniques, ou s’appuie sur un tapis de notes rapidement répétées. On pense à un regard approché sur la nature, qui révèle ses incessants fourmillements. Des arpèges liquides peuvent faire déborder le trop plein de vitalité. Des motifs très brahmsiens, homorythmiques, en valeurs longues, produisent un alliage puissant. Le timbre des cordes, dans le Rondo alla zingarese se leste d’une petite pointe de « bruit », de concret, pour obtenir un « son », évocateur d’un monde traditionnel fantasmé.
Après l’entracte, la même formation regagne la scène pour interpréter le Quatuor pour piano et corde en ut mineur n°1 opus 15 de Gabriel Fauré. Sa gestation est également longue, puisque son écriture court de 1876 à 1879. Le final sera entièrement révisé, pour l’édition définitive de l’œuvre. Elle est dédiée au violoniste belge, Hubert Léonard, qui a donné à Fauré, des conseils d’écriture pour son instrument. Comme le quatuor précédent, il comporte quatre mouvements : Allegro molto moderato – Allegro vivo (Scherzo) – Adagio – Allegro molto, mais sa durée d’exécution est un peu moindre. En outre, la terre d’inspiration de Fauré n’est pas austro-hongroise, mais bien française. La source la plus sûre est le Quatuor avec piano opus 41 de Saint-Saëns – professeur de Fauré à l’École Niedermeyer -, œuvre, il est vrai, qui se souvient de Mozart… D’où la délicatesse de l’accompagnement de piano, dans la veine des textures cristallines et régulières propres au classicisme viennois. Le piano, comme chez Brahms, semble être l’instrument de prédilection de Fauré, le centre de gravité de la composition. Autre point commun : le Quatuor est également une œuvre de jeunesse, mais qui est déjà aboutie. Les étudiants qui se sont, quant à eux, essayés, en classe d’écriture, à composer « à la manière » de Fauré – lequel fait partie du quatuor canonique, avec Bach, Mozart et Brahms – reconnaissent déjà son vocabulaire, si personnel : ses harmonies, ses modulations, la conduite de ses lignes, ses textures en fluides imitations, son lyrisme en demi-teinte, le tout fermement encadré dans la forme sonate. Si la musique de Brahms travaille le temps, long ou fugace, celle de Fauré travaille l’espace, grand ou minuscule, avec ses plages de sons savamment étirées.
On peut rappeler ici ce que le célèbre musicographe Émile Vuillermoz, condisciple de Fauré en classe de composition, écrivait à propos des quatre opus, les deux Quatuors et les deux Quintettes pour corde et piano : « La flexibilité de leur écriture pianistique est prodigieuse. Enveloppés par les arpèges, les accords et les traits insinuants du clavier, les archets tissent à l’aise leur trame serrée et homogène, que le piano incruste de perles de cristal. »
Les instrumentistes de la soirée, font circuler, d’une partie à l’autre, l’énergie de ce répertoire original, qui n’a ni la complétude du quintette pour corde et piano, ni la finitude du quatuor à cordes – Brahms comme Fauré, ne s’y risquant que tardivement.
Le premier mouvement, Allegro molto moderato, offre une pâte sonore dense, veloutée ou plus aérée, qui fait penser à la Polonaise dite « héroïque » de Chopin, entendue hier, lors du récital de Bernard d’Ascoli. Le scherzo avec trio est placé avant le mouvement lent. Il s’inscrit dans la veine beethovenienne. La mécanique de précision de ce mouvement requiert une synchronisation sans faille des différents partenaires, qui sans cesse, se renvoient la balle, et soufflent un peu, entre deux « sets », dans le trio central. Mais c’est l’Adagio qui permet le repos véritable, avec toute la nuit de sa tonalité de do mineur, une nuit sépulcrale, intensément et tristement méditative, tandis qu’une coda, qui semble parvenir des limbes, annonce le réveil. Le Finale « reprend ses esprits » et vient clore la pièce, avec une logique d’écriture classique et sereine, canalisée et retenue par le déroulement régulier de la partie de piano. Comme avec la Polonaise héroïque de Chopin, entendue lors du récital de la veille, il ne faut pas faire de ce mouvement un morceau de bravoure, trop impétueux ou passionné, mais en restituer, derrière l’afflux de musique, la dimension transcendante et dépouillée d’un questionnement qu’exprime un motif chromatique ascendant. En cela, Fauré rejoint Ravel, et la saveur élégante de la musique française, depuis Lully, et même avant, avec les Airs de cour pour voix et luth d’Antoine Boësset, par exemple.
Ainsi, les lectures de ces deux œuvres par le quatuor d’interprètes de la soirée se font avec des lunettes – ou des pavillons d’oreilles – différentes, entre confession profonde et sous-entendu pudique. Les deux reposent sur l’engagement serré des parties qui entrent dans la danse, pour accomplir deux magnifiques « quadrilles ». Le tactus de l’ensemble, dans les deux œuvres, est donné par le piano, pratiqué par les deux compositeurs, et qui déploie ses propres cadences. Depuis ses ressources musicales « entières », polyphoniques et quasi symphoniques, il fait avancer la musique et tient le pinceau qui produit les différents alliages de timbre, irisés ou concertants, qu’il intervienne en sourdine ou en pleine exposition.
Les deux œuvres ont l’impétuosité de la jeunesse, mais présentent la même sûreté d’écriture. La musique de chambre « à quatre » avec piano n’est pas seulement une étape mais elle joue le rôle dynamique d’un levier vers « encore plus de musique », encore plus d’innovation, chez les deux compositeurs de la soirée. Que nous prépare le concert de demain ?

Florence Lethurgez
Musicologue

Auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud : 380 avenue Mozart, 13100 Aix-en-Provence

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Mardi 10 août à l’auditorium Campra
Récital de piano
Haydn, Variations en fa mineur Hob XVII n° 6
Liszt, Jeux d’eau à la Villa d’Este
Ravel, Jeux d’eau, Pavane pour une infante défunte, Sonatine
Entracte
Chopin, Scherzo no 2 en si bémol mineur opus 31, Nocturne en ré bémol majeur opus 27 no 2, Polonaise en fa dièse mineur opus 44, Polonaise héroïque en la bémol majeur opus 53
Bernard D’Ascoli : piano

La troisième et dernière semaine du Festival des Nuits pianistiques s’ouvre sur un programme qui va « comme un gant » au piano. Bernard d’Ascoli nous fait partager le pianisme chargé de couleurs et d’émotions de compositeurs qui ont développé l’écriture pour cet instrument, de Haydn à Chopin, en passant par Liszt et Ravel.

Des applaudissements nourris accueillent, dès son arrivée sur la scène de l’auditorium Campra, le pianiste Bernard d’Ascoli, de stature internationale, mais d’ancrage régional. Il est accompagné jusqu’au piano, en raison de sa cécité, et dès lors, l’empan de ses deux mains fait miracle. Il s’en sert, déjà, en virtuose, pour trouver la bonne assise. Elles seront, durant tout le récital, comme des antennes, mieux, comme des aimants, qui lui permettront de prendre possession du clavier avec une « poésie de l’exactitude » à nulle autre pareille.
Bernard d’Ascoli aime partager ; Bernard d’Ascoli aime son public. Cela se sent, cela s’entend, tout d’abord avec les mots que le pianiste choisit pour donner des clés d’écoute au public, venu nombreux ce soir, en dépit des contraintes sanitaires. C’est dire l’aura de ce musicien, qui d’une voix claire et assurée, révèle les « liens secrets », musicaux ou biographiques, qu’il va tisser, avec son jeu, entre les œuvres. Le public, spontanément, respecte le magnifique assemblage, en n’applaudissant, longuement, qu’à la fin des deux volets du récital.
Une œuvre tardive et maitresse pour clavier de Joseph Haydn ouvre le récital : Les Variations en fa mineur ou Andante con variazioni « Un picolo divertimento » Hob XVII/6, écrite en 1793, soit deux ans après la mort de Mozart. La synthèse entre Aufklarung et Empfindsamkeit, rationalité et sensibilité, entre classicisme et pré-romantisme, y est patente. L’œuvre est également hybride sur le plan formel et réunit forme sonate et variations à deux thèmes. Ces derniers sont chantants, comme ils le sont chez Mozart, et plus tard, chez Chopin. De fait, Haydn emprunte à son opéra : L’anima del filosofo (l’âme du philosophe). Belle perspective également ! Ce philosophe est doté d’une âme profonde, complexe, parfois mélancolique, parfois joyeuse, mais toujours inspirée. La forme thème et variations montre encore une fois ce soir toute sa féconde maestria. L’interprétation repose sur un art du frôlement et de la caresse du clavier, mais avec des doigts solides et précis. Les trilles, qui laissent entendre un froufrou soyeux, le climat plus tragique de la cadence finale et ses chromatismes expressifs, préparent l’oreille aux formats et formes d’écritures de la suite du programme. Elle est dédiée à l’univers de l’eau et de la miniature, avec Liszt et Ravel.
Un saut chronologique de 80 ans, une vie d’être humain, sépare Haydn de Liszt (1811-1886). Et pourtant, les deux compositeurs ont en commun leur origine austro-hongroise. Bernard d’Ascoli précise que le père de Liszt était le secrétaire particulier d’un certain comte Esterhazy, employeur de Haydn, dernier représentant du statut ancillaire de musicien de cour. Il s’agit, également, avec Les Jeux d’eau à la Villa d’Este, d’une œuvre de maturité. Elle fait partie du cahier de la Troisième année de Pèlerinage, composé entre 1877-1882. Elle relève déjà d’une musique nouvelle, qui ouvrira la voix aux musiciens impressionnistes, tout en étant d’inspiration profondément religieuse, voire mystique. L’élément aquatique ne relève pas d’un sentiment de la nature, frémissant et romantique, comme dans les pages d’Au bord d’une source, composé en 1855. Liszt entre dans les ordres mineurs en 1865 et nourrit d’une foi théâtrale et puissante l’ensemble de ses œuvres. L’eau n’est pas que décorative, même si elle dépeint les jardins extraordinaires d’une villa célèbre, à Tivoli ; elle est baptismale. La partition comporte, à l’endroit de l’entrée du thème, une phrase de l’Évangile de Jean : « Celui qui boira de cette eau ne sera jamais plus altéré, car l’eau que je lui donne ainsi sera pour lui source de vie éternelle. » (Jean, 4, 14). La mélopée thématique, qui évoque le chant grégorien, jaillit sereinement, au beau milieu d’une écriture virtuose. Elle accumule les difficultés d’interprétation, pour les mains, comme pour les pieds, qui mobilisent de manière nouvelle et évocatrice, la pédale du piano. La virtuosité pianistique répond à l’art complexe des jardins, ces giochi d’acqua, en italien, ou encore giardini delle meraviglie (jardin des merveilles), propre au maniérisme italien du XVIe siècle, avec leurs fontaines, cascades, bassins et autres sources d’ingénieux ruissellement. Le jeu de Bernard d’Ascoli, particulièrement tactile par sa préhension du clavier, ajoute encore à cette écriture sa propre fluidité. Les marteaux du piano se gorgent de cette eau lustrale, qui n’est pas l’eau profonde et sauvage de La Légende de Saint-François de Paule marchant sur les flots. Dans ses Jeux d’eau, Liszt entonne le chant d’une âme qui cherche son essence par le baptême.
Les Jeux d’eau de Ravel (1875-1937), écrits vingt-cinq ans plus tard, coulent ensuite en cascade, avec une technique d’écriture virtuose très proche, mais une inspiration païenne, une antiquité rêvée, un langage modal novateur, qui évite soigneusement le demi-ton. Elle s’accompagne d’une citation du poète Henri de Régnier, sous forme d’épigraphe : « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille ». L’œuvre est composée en 1901, à l’aube du vingtième siècle. Elle est dédiée à son professeur, Gabriel Fauré – dont on entendra demain le premier de ses deux quatuors pour cordes et piano. Bernard d’Ascoli souligne combien l’art de Ravel relève du format miniature et de l’exacte concision.
Suit la Pavane pour une infante défunte, danse lente, noble et mélancolique, en vogue à la cour espagnole au 17e siècle, composée en 1899. L’infante défunte, comme la Belle au Bois Dormant, dans Les Contes de Ma Mère l’Oye, est également rêvée, car Ravel, jusque dans ses titres, soigne les sonorités, les allitérations, les assonances. Une mélopée, empreinte d’une sensuelle nostalgie, se déroule sous les doigts du pianiste, qui, par la grâce et la transparence de son toucher, rappelle l’orchestration qu’en fera Ravel en 1910. Le timbre est plus terrien, néanmoins, et restitue les pas posés de la petite danseuse, sur un sol imaginaire.
La Sonatine, en trois mouvements, composée entre 1903 et 1905, vient clore le trio d’œuvres de Ravel et le triptyque de compositeurs de la première partie du récital. Le néoclassicisme, plus abstrait, devient une deuxième tendance chez le compositeur, qui cohabite avec l’écriture impressionniste ou lyrique des œuvres précédentes. Mais l’infime rebondi des doigts de Bernard d’Ascoli rend à la musique de Ravel sa sensibilité mesurée, son érotique-voilée (d’après le titre que nous empruntons à une série de photographies de Man Ray). Le Menuet central est la quintessence de cette douce et souple aimantation des mains du pianiste sur le clavier, qui parviennent à dégager de la trame dense de l’écriture, les différents plans sonores.
La deuxième partie du récital est entièrement consacrée à Chopin, à son dramatisme et lyrisme d’opéra, rêvé par cette grande « bête de scène » qu’est le piano. Bernard d’Ascoli en présente à nouveau les quatre opus.
Le Scherzo no 2 en si bémol mineur opus 31, composé en 1837, installe le drame à son paroxysme : con fuoco. Le questionnement angoissé y alterne avec l’affirmation péremptoire, alors qu’une partie centrale, plus tendre, est suivie par un développement quasi symphonique. L’inclinaison devenue plus marquée du buste, du bras et de la main droite du pianiste devient mimétique d’un propos ambivalent, mais qui engage la totalité de l’être dans un vaste geste d’expression et de passion. Les modes d’attaque du clavier ont des « tombés » clairement différenciés, au beau milieu d’une partition tumultueuse, tandis que des profondeurs du piano sort une ligne de chant, qui prend la couleur chaude d’un baryton.
La pièce suivante, le Nocturne en ré bémol majeur opus 27 no 2, lento sostenuto, vient calmer le jeu. Composé en 1835, il expose la quintessence du vocabulaire lyrique de Chopin, inspiré par le bel canto de Bellini. Il réunit l’art du cantabile à celui de la scénographie, les longues lignes ascendantes et descendantes et les différents plans sonores que Bernard d’Ascoli dessine clairement de ses deux mains. Il plonge l’auditeur dans une transe hypnotique, faite de douces et profondes respirations, de jeux d’ombre et de lumière, d’épanchements diaphanes ou plus fervents.
Le récital reprend puissance et énergie farouche, avec deux Polonaises, au rythme – de dactyle – caractérisé. Chopin y exprime son sentiment mêlé de fierté et de souffrance pour sa terre natale, en proie à l’invasion russe. On reconnaît dans les deux opus le joug militaire, grondant, inquiétant, et le chant d’espoir qui permet d’en sortir.
La Polonaise en fa dièse mineur opus 44, composée en 1841, est dite « tragique ». Afin d’exprimer ce tourment, la musique de Chopin se fait particulièrement organique, et présente une totalité composée de rythme, de mélodie et de dynamique, une pâte musicale que modèle avec énergie le soliste. L’effet que provoque le retour du motif de la Polonaise repose alors autant sur l’écriture que sur l’interprétation. Là est la difficulté de cette musique, paradoxalement, dans la marge de liberté qu’elle laisse à l’interprète, qui doit savoir lire au-delà de la partition, sinon entre les notes.
Suit la Polonaise en la bémol majeur opus 53, dite « héroïque ». Elle est à la fois plus grandiose et sereine que la précédente. Le sentiment exacerbé y est canalisé par un vocabulaire et un déroulement formel davantage équilibré. Bernard d’Ascoli n’en fait pas la pièce tonitruante qu’une interprétation trop superficielle pourrait commettre. Il opère les nombreux déplacements sur le clavier à l’aide du tact et de l’oreille, combinaison gagnante qui permet un contrôle accru du geste pianistique.
Des applaudissements nourris appellent plusieurs bis, auxquels répondra avec générosité le pianiste. Le calme revient, après cette grande traversée, avec l’Impromptu en sol bémol majeur de Schubert, et son chant éternel. Puis le pianiste revient à Chopin, avec l’Étude en do dièse mineur, où la vélocité s’affronte à la matière, et termine sur une valse, genre qui aura contribué à construire la notoriété de salon du compositeur. Quel que soit le répertoire entendu ce soir, il semble que les cordes du piano s’enrobent de chair vibrante.

Florence Lethurgez
Musicologue

Auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud : 380 avenue Mozart, 13100 Aix-en-Provence

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auditorium campra aix en provence

Vendredi 6 août 2021 : 20 h 30

Soirée de musique de chambre
Beethoven, Pièces pour mandoline et piano
Thème et Variations en ré majeur (inédit), Adagio et Allegro en ut majeur, Adagio en mi bémol majeur
Vincent Beer Demander : mandoline
Anaït Serekian : piano
Schubert, Trio n° 1 en si bémol majeur, D. 898
Da-Min Kim : violon
Lev Sivkov : violoncelle
Samuel Parent : piano
Entracte
Beethoven, Quintette pour piano et vent en mi bémol majeur opus 16
Guillaume Deshayes : hautbois
Valentin Favre : clarinette
Yannick Maillet : cor
Frédéric Baron : basson
Hugues Leclère : piano

La deuxième semaine du Festival des Nuits pianistiques 2021 se clôture sur un concert de musique de chambre. La programmation continue à s’ouvrir à des sonorités rarement entendues avec le piano, comme la mandoline et le quintette à vents, et qui interprètent des œuvres écrites par de grands compositeurs-pianistes : Beethoven et Schubert.

Un tel florilège d’artistes est invité à partager le bonheur de jouer sur scène de la musique ce soir fait qu’il est impossible, dans le cadre de ces pages, d’en ébaucher la biographie. On ne peut qu’essayer, à travers les œuvres programmées, de souligner l’apport de chacun à ce kaléidoscope chambriste, qui clôture la deuxième semaine des Nuits pianistiques 2021.
On notera que le Festival, comme l’Académie, s’étendent cette année sur trois semaines, comme pour rattraper le temps – de pandémie – perdu pour l’art vivant qu’est la musique. On peut imaginer qu’il en sera de même, l’année prochaine, à l’occasion du trentenaire de cet événement culturel aixois, au rayonnement international.
La programmation fait également la part belle à Ludwig van Beethoven (1770-1827), dont les Nuits pianistiques n’ont pas pu fêter l’anniversaire en 2020 en raison de la pandémie. Et c’est un jeune Beethoven de vingt-six ans que l’on découvre lors d’un premier voyage sur les sentiers longtemps cachés, et tombés dans l’oubli, de son œuvre pour mandoline – instrument descendant du luth – et clavier – clavecin ou pianoforte. L’œuvre pour mandoline de Beethoven qui nous est parvenue se compte sur les doigts d’une main, dont deux Sonatines (Ut mineur et Ut majeur) en un seul mouvement, un Andante et variations en ré majeur, ainsi qu’un Adagio ma non troppo en mi bémol majeur.
Ces pages, pleines de surprises et de délicatesses, sont écrites pendant le séjour de Beethoven à Prague en 1796. Elles sont dédiées à la comtesse Joséphine von Clary-Aldringen dont il s’était épris. Elles se donnent comme une sérénade pour une belle qui écoute à son balcon les déclarations d’un prétendant qui tente de contenir sa fougue dans le format acoustique miniature de l’instrument. On pense, irrésistiblement, à Don Giovanni de Mozart et à l’air Deh vieni alla finestra (chérie, viens à la fenêtre), qui est parfois accompagné à la mandoline dans l’opéra. L’instrument est donc à la croisée du noble et du populaire, en particulier napolitain. La mandoline est à la mode en Europe à la fin du 18e siècle. Elle inspire de nombreux compositeurs, Hummel en particulier et son Concerto pour mandoline et orchestre en sol majeur. Mais un compositeur moderne tel qu’Arnold Schönberg l’a également utilisé, dans sa Sérénade dodécaphonique opus 24, écrite entre 1920 et 1924.
Joséphine, âgée de dix-huit ans, apprécie et joue, fort bien, de cet instrument. Il lui dédie un air de concert, plus connu : Ah ! perfido opus 65, car elle est également chanteuse. Ces partitions inconnues furent retrouvées dans le grenier du palais de l’époux de Joséphine, à moitié effacées par le temps long et la fine poussière. La mandoline usuelle en Europe, et donc à Prague, est accordée en quinte, et c’est sans doute pour cet instrument que Beethoven a composé ce répertoire.
Les deux interprètes nouent un dialogue serré et contrôlé, dans le vaste espace acoustique de l’auditorium Campra et l’usage d’un grand piano Steinway, à moitié fermé. Rien de tel que ces conditions pour faire jaillir de cette grande boite à musique qu’est l’auditorium, la noblesse et la grandeur d’une part, l’intimité et la délicatesse d’autre part, de ces pages précieuses. Il revient à Vincent Beer-Demander, avec une pointe constante d’humour, un engagement physique de « rock star », d’exposer le cantabile, les trémolos et les jets sonores, encadrés par un tempo régulier, dont est capable son instrument. Son jeu est comme électrique – mais non électrifié – en particulier quand Beethoven fait appel à des harmoniques. Les mouvements amples de balancement et les longues respirations de Vincent Beer-Demander, accompagnent et amplifient le potentiel sonore de l’instrument. Anaït Serekian, avec une douce modestie et beaucoup de plaisir, adapte au mieux son toucher, de manière à retrouver les couleurs graciles du pianoforte. Les deux parties s’entrelacent et laissent sur scène les empreintes de pattes de colombes.
La sérénade se prolonge, tandis que l’espace sonore s’amplifie progressivement, par le Trio n° 1 en si bémol majeur, D. 898, opus 99, pour piano, violon et violoncelle de cet autre grand compositeur, aussi malheureux en amour, qu’est Schubert. Il le compose en 1827, dans la foulée de son Trio n°2 en mi bémol majeur, plus célèbre pour avoir été la bande-son du film Barry Lyndon, de Stanley Kubrick. Le trio d’interprètes de la soirée, Da-Min Kim au violon, Lev Sivkov au violoncelle et Samuel Parent au piano sont d’autant plus crédibles dans leur « rôle » qu’ils semblent avoir l’âge de Schubert à l’époque de la composition. Ce trio expose les mêmes textures que le second, mais il est plus léger et labile ; il répond mieux au climat de la soirée. La forme de la sonate classique est respectée (Allegro moderato, Andante un poco mosso, Scherzo – Allegro, Rondo – Allegro vivace), pour une œuvre développée et qui s’exécute en une petite quarantaine de minutes. De fait, le temps chez Schubert s’étire, s’expanse, jusqu’à appeler les applaudissements du public entre les mouvements, tant ils constituent en eux-mêmes une totalité. Ils se donnent comme des chapitres du roman intérieur qu’exprime le compositeur, par la forme musicale et les trésors qu’elle contient. Schumann écrit, à propos de ce trio : « Toute la misère de l’existence s’évanouit comme par enchantement, le monde apparaît de nouveau paré de toute sa radieuse fraîcheur ». Les partenaires chambristes de la soirée construisent d’emblée, dès l’Allegro, l’équilibre sonore de leur trio, du fait de leur palpable complicité de jeu et de jeunesse. Les pizz des cordes et les lignes cristallines du piano préparent un mouvement lent, un Andante, qui déroule sa cantilène onirique et vibrante, apaisante et à fleur de peau. Suit le Scherzo, que l’on écoute avec des oreilles d’enfant, et qui appelle un engagement encore accru des interprètes. Il s’enchaîne à un Allegro vivace, de forme rondo, qui « décoiffe » les interprètes par son énergie rythmique et son ardeur thématique. On retient, tant chez Schubert que les interprètes qui le servent ce soir, l’art subtil du glissement thématique par changement d’éclairage harmonique. Le public, régénéré par ce bain de jouvence, applaudit les partenaires du trio avec un bel enthousiasme.
Beethoven revient après l’entracte, avec le Quintette pour piano et vent en mi bémol majeur opus 16, tandis que l’amplitude de l’espace chambriste grandit encore. Guillaume Deshayes au hautbois, Valentin Favre à la clarinette, Yannick Maillet au cor et Frédéric Baron au basson sont comme « quatre garçons dans le vent » que réunit la partie de piano d’Hugues Leclère. L’œuvre est composée vers 1796, et se veut être l’application, par Beethoven, de ce qu’il apprend et intègre du Quintette pour piano et vent K 452 de Mozart, de forme et tonalité similaire, laquelle convient très bien aux instruments à vent. Le jeune compositeur rend un hommage subtil à son ainé, en lui empruntant, dans le deuxième mouvement un air de Zerlina « Batti, batti, o bel Masetto » de Don Giovanni, qu’il découvre également lors de son voyage à Prague. L’amour, heureux comme impossible, semble être le fil conducteur de la soirée… Ludwig sera très sévère envers cette œuvre, car il la juge, en toute humilité, inférieure à celle de son modèle. Mozart, quant à lui, considérait son Quintette comme son chef-d’œuvre : « la meilleure chose que j’aie écrite de ma vie » écrit-il. Pourtant, le Quintette du jeune Beethoven recèle ses propres beautés, en particulier dans le mouvement lent, qui sera bissé, et qu’Hugues Leclerc arrive avec un bonheur digital palpable, à faire chanter. De cet orchestre pour vent miniature, dont le piano est le directeur, Beethoven expose les qualités concertantes de chaque instrument par des traits virtuoses, ainsi que la beauté de leurs alliages à la vibrante couleur d’ambre. Par la grâce et le talent des instrumentistes réunis ce soir, on entre dans le laboratoire du compositeur et dans ce havre de paix qu’est la musique.
Se dégage de cette nouvelle Nuit pianistique une aura particulière, ce dont témoigne la ferveur des applaudissements du public. La musique console le cœur des deux jeunes compositeurs, comme celui du public, affecté par la privation d’émotion partagée de notre temps présent.

Florence Lethurgez
Musicologue

Auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud : 380 avenue Mozart, 13100 Aix-en-Provence

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