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Dimanche 19 septembre 2021 : 18 h
Du Baroque au Classique
Albinoni, Concerto en si bémol majeur
Haendel, Suite en ré majeur
Torelli, Concerto en ré majeur
Entracte
Beethoven, Sonate pathétique en ut mineur pour piano seul
Haydn, Concerto en mi bémol majeur pour trompette et piano

Dimanche 19 septembre 2021 à 18 h au Château Grand Callamand

La fin de semaine, devenue plus ventée, rend justement hommage à un instrument à vent, capable de lutter contre les éléments : la trompette. Cet instrument, dédié aux fêtes, aux cérémonies et au plein air, en particulier à l’époque baroque, rencontre ici le piano, pour offrir une version plus intimiste de son jeu.

Vincent Campos, ainsi, en musicien plutôt qu’instrumentiste, acclimate son timbre à la dimension resserrée d’une réduction d’orchestre, sous les doigts habiles de Michel Bourdoncle. Il en faut de l’habileté et du métier, pour restituer l’écriture orchestrale au piano, surtout quand il s’agit du répertoire baroque. L’orchestre classique, est, quant à lui, dans un tel jeu d’échange et d’équilibre, entre la phalange et le soliste, que la réduction pour piano tombe sous les doigts comme une véritable partie de musique de chambre.

Le récital s’intitule Du baroque au classique, et c’est la sonate dite Pathétique de Beethoven, qui vient assurer la transition entre les deux époques, ainsi que les deux concerts. La veille, on se souvient que Leonel Morales aura interprété les deux sonates Appassionata et Waldstein de Beethoven. Cette magnifique césure permet, en outre, au trompettiste de « souffler », mais cette fois en silence.

En ouverture, la propriétaire des lieux, annonce que la vendange a été faite ce jour d’une parcelle de Merlot. Ainsi les goûts sont-ils réunis pour célébrer la fin de l’été, sous les nuages cotonneux et dorés du Lubéron.

Les compositeurs Albinoni, Haendel et Torelli offrent leur matière brillante et dynamique à la première partie du concert, respectivement, le Concerto en si bémol majeur, la Suite en ré majeur et le Concerto en ré majeur. Le style baroque a « horreur du vide », et relève d’une époque assez sure d’elle, qui part à la conquête des espaces, tant géographiques que musicaux. Sur ce dernier plan, il constituera le ferment du système tonal et de ses affirmations solidement cadencées des modes dits majeurs et mineurs.

Il est servi par le timbre tantôt éclatant, tantôt ouaté de l’instrument cuivré, ainsi que l’accompagnement dynamique ou nostalgique du clavier. L’inspiration des concertos, en trois mouvements, selon la tradition italienne, ou de la suite de danse, chez l’allemand cosmopolite Haendel, est la même. Elle repose sur le contraste entre les mouvements vifs ou lents. La ligne est striée par un rythme homogène et rapide, tandis qu’un véritable tricotage sonore caractérise les mouvements vifs. Le toucher relève d’une belle élasticité chez le pianiste, un rebond qui permet de faire avancer le propos, toujours « sur la brèche ». La clarté intense et concise de la phrase parsemée d’ornementations caractérise le jeu du trompettiste. L’ensemble à la fraicheur d’une musique de plein air, cérémonielle voire martiale, mais également froufroutante et vocale dans les mouvements lents, comme pour rendre hommage à la beauté du jardin et du paysage. Le lieu est encore plus ancien que la musique qu’il accueille…

La sonate dite Pathétique de Beethoven, interprétée par Michel Bourdoncle, propose alors un tout autre univers, moins codifié. En elle se dissolvent les contrepoints, les séquences symétriques et tout l’esprit de système qui fait le charme du baroque. Le propos prend à la fois de la hauteur et de la profondeur. C’est un seul individu qui en vient à exprimer ses tourments et ses extases les plus intimes. Pourtant, la forme sonate dérive des expérimentations baroques puis préclassiques, tandis que le système tonal est toujours en

vigueur. Mais Beethoven donne à ces éléments compositionnels une autre dimension. Le propos est beaucoup moins affirmatif. L’œuvre entière se donne comme une grande question.

Le rythme strié du premier mouvement pourrait faire écho à la rythmique baroque. Mais il n’en est rien. Il fait battre le cœur de l’être, en même temps que la musique, tandis que sur ce martellement obsessif, se dégage une ligne de chant méditative ou inquiète. L’écriture de Beethoven, compositeur et pianiste, appelle les gestes expressifs et chorégraphiques de l’interprète. Ils font partie de l’œuvre elle-même, tout comme la gestique d’un chef d’orchestre. Un grand éventail sonore s’ouvre et se délite, comme un jeu de question et de réponse, entre les bornes du silence.

Le deuxième mouvement est empli, dès les premières secondes, de tout un monde d’apaisement, de lyrisme et de profondeur. Le pianiste part à la découverte des différents registres de son instrument, et parvient à donner une dimension chorale à ce moment central de la sonate. Les petits intervalles, rémanence d’un esprit inquiet, offrent une matière fondamentale, qui se voit amplifiée, comme un air de soliste peut l’être à l’opéra, par l’intervention d’un chœur.

Le final est comme une conversation animée entre les deux mains. Le pianiste, dans le sillage du compositeur, arpente le monde tonal, au cours d’une succession de modulations et de cadences. Une ritournelle, faussement joyeuse, apparaît et disparaît. Toujours, l’inquiétude rôde, dans ce mouvement risqué sur le plan digital et musical. Deux esprits contraires s’y affrontent : celui du contrôle et celui de l’interprétation.

C’est alors que revient sur scène Vincent Campos, pour interpréter avec Michel Bourdoncle, une œuvre d’essence classique : le Concerto en mi bémol majeur pour trompette de Haydn.

Le langage, encore proche du baroque et de son écriture stylisée et continue, s’est aéré et affermi. Nous assistons à la naissance du « thème », chantable et caractérisé. Les échanges se font plus concertants et équilibrés entre les deux protagonistes. Le moment-clé du concerto, la cadence improvisée, permet au trompettiste de s’exprimer en toute liberté, d’exposer « à l’air libre » les qualités nuancées du timbre qu’il produit avec son instrument. Haydn aura été l’un des derniers musiciens de cour, considérés comme des serviteurs, et les deux interprètes traduisent, en ces temps de contrainte, l’aspiration que pouvait avoir la musique et ses protagonistes, à l’époque dite classique, à pouvoir s’émanciper.

En bis, un solo de trompette vient magnifiquement sonner comme un générique de fin. Place maintenant à une autre dégustation.

Florence Lethurgez
Musicologue

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Samedi 18 septembre 2021 à 18 h
Récital de piano
Beethoven, Sonate n° 28 en la majeur opus 101, Sonate n° 23 en fa mineur opus 57, dite Appassionata
Entracte
Brahms, Sonate n° 3 en fa mineur opus 5
Leonel Morales : piano

L’été s’étire doucement au château du Grand Callamand, alors que les vendanges se terminent. Un écho du Festival des Nuits pianistiques, dont huit concerts-dégustation ont initié la saison début juillet, vient clore en ces lieux nimbés par les couleurs de septembre, des moments dédiés aux saveurs des palais musicaux.

Le premier concert offre le clavier charpenté de sonates de Beethoven et de Brahms, sous les doigts du pianiste cubain Leonel Morales. Il fait vibrer dans l’air de cette fin d’après-midi une palette étendue d’émotions poétiques tout en offrant une lecture particulièrement lisible de l’écriture savante de ce trio d’œuvres : les sonates op. 57 dite appassionata et op. 53 dite Waldstein de Beethoven, suivies après une pause-dégustation, par la troisième sonate de Brahms… un programme dense, intense, tendu, mais qui se glisse jusqu’aux oreilles du public comme une intime confidence.

Le premier mouvement de l’appassionata, méditatif, a une sonorité cotonneuse, comme si le pianiste empruntait une troisième voie entre le piano et l’orgue. Le chant semble remonter des profondeurs de la terre, alors que des motifs interrogatifs viennent en rompre l’avancée. L’intelligence de l’écriture et ses coutures essentielles sont ainsi soulignées. Des passages « météorologiques » évoquent les orages intérieurs du compositeur, interrompus par des notes répétées jusqu’à l’obsession. Le pianiste souligne combien les ornementations, chez Beethoven, ne sont plus décoratives, mais prennent une dimension subjective. Il en est de même des modulations, qui ne sont plus seulement d’ordre structurel, au sein de la forme sonate. Elles sont des éléments de langage : la langue des signes beethovenienne. Le pianiste mobilise également la pédale comme un moyen expressif supplémentaire, capable d’assurer la continuité entre les différents mouvements de l’œuvre.

Le deuxième mouvement expose l’activité mentale du compositeur, sous forme d’une succession de questions et de réponses, répétées et variées de manière insistante. Le pianiste est au clavier tel un artisan qui travaille la matière claire ou sombre de la partition. La forme thème et variations est un moment essentiel d’écriture chez Beethoven. Elle ancre la succession de tensions et de détentes dans l’humus de la musique et permet de composter les différentes couches du matériau.

Dans le troisième mouvement, le pianiste montre l’attachement de Beethoven à la tonalité classique : chaque exacerbation reste profondément reliée à son fondement tonal, tandis que les réexpositions thématiques sont des bonheurs pour les oreilles. La musique est alors « bien entendue ».

Ces sonates en trois mouvements, qui appartiennent à la seconde période du compositeur, ont une dimension testamentaire. Elles se passent de la fonctionnalité du scherzo, comme si en elles se déroulaient les trois âges d’une vie.

La sonate Waldstein est d’une tout autre énergie. Son premier mouvement laisse entendre un fourmillement claveciniste auquel se mêle le pépiement des oiseaux. Il s’abîme rapidement dans les profondeurs du piano, comme pour mieux en faire ressortir le cristallin. Le pianiste

souligne l’écriture, alors fondée sur un jeu de symétrie entre les deux mains. Une succession de questions et de réponses vient cette fois cadrer l’épanchement émotionnel. Ce mouvement peut s’écouter comme une seule grande ornementation, chargée d’entretenir le son musical entre deux silences.

Le pianiste restitue la dimension fatale du deuxième mouvement, qui met le silence au travail. Un récitatif grégorien est interrompu par des notes répétées ; continuité et segmentation interrogent l’expressivité musicale du piano beethovenien.

Le dernier mouvement, à nouveau obsédant, accueille des moments éphémères de paix, avant que le pianiste ne fasse vrombir les coups amers et puissants du destin. Des traits d’octave, dont Liszt se souviendra, sont véritablement inquisiteurs. Des notes aigues, égrenées délicatement, se transforment en trilles d’une longueur démesurée. Le pianiste montre combien, chez Beethoven, le martellement musical n’a rien à voir avec les facilités percussives du piano. Il relève de l’habilité de l’écriture et de l’interprétation.

La seconde partie du récital est consacré à la longue sonate n°3 de Brahms. Elle est d’une autre pâte, plus épaisse, ondoyante et intérieure. Les obsessions beethoveniennes laissent place à d’hypnotiques balancements, tandis que le matériau thématique est d’une plus grande exigence vocale. Le « poète parle » encore, mais de manière plus complexe. Le pianiste montre que Brahms s’interroge sur son origine, alors que Beethoven s’interroge sur son destin. Le sens du questionnement s’est inversé. Le jeu sur les extrêmes des tessitures est en revanche commun aux deux compositeurs.

Le deuxième mouvement est un miracle de simplicité et s’entend comme une « ariette oubliée ». Le pianiste ouvre le coffre à jouet de l’enfance de l’art. Le fondu-enchaîné des motifs est un petit théâtre d’ombres discrètes. Le son est susurré jusqu’à l’oreille de l’auditoire ; il éclot et se replie dans le giron d’une berceuse. Le mouvement s’achève sur le geste ample d’un travailleur de la terre, qui sème et vendange sa moisson.

Le mouvement suivant s’écoute comme un scherzo fantasque et grimaçant. Le pianiste souligne combien Brahms désarticule la ligne musicale, le thème classique, dans le prolongement de Beethoven. Un rythme de sicilienne, transfiguré par la douleur, vient déhancher le discours, tandis que l’on perçoit l’inspiration cette fois schumanienne : son combat de carnaval entre Eusebius et Florestan.

Le quatrième mouvement est extatique et déroule, comme en apesanteur, des textures doucement étirées. Le pianiste modèle le clavier. Sa manière de le saisir souligne combien chez Brahms composition et interprétation relèvent de deux gestes confondus. Il semble explorer les confins du clavier. L’instant lyrique est interrompu par des interventions intempestives. Brahms, d’une manière autre que Beethoven, cherche à exprimer l’éternité périssable de la musique.

La sonate s’achève sur de puissants modules architectoniques qui finissent toujours par se déliter. Le pianiste montre dans ce final, combien, chez Brahms, l’écriture n’obéit à aucun esprit de système.

Deux bis, d’inspiration latine, achèvent le récital du pianiste cubain. La virtuosité et la couleur locale, l’emballement jusqu’au « duende », viennent audacieusement rompre le fil conducteur et directeur du programme, avec deux pièces du compositeur cubain Ernesto Lecuona.

Florence Lethurgez
Musicologue

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