Entretien de Michel Bourdoncle avec Florence Lethurgez effectué le samedi 27 août 2022.

 

  1. L. : Quelles sont les circonstances qui ont amené le Festival-Académie Les nuits pianistiques d’Aix-en-Provence à faire un partenariat avec le Festival Musique dans la rue, qui fête son cinquantenaire cette année ?
  2. B. : Cela s’est fait suite à la demande de la direction de Musique dans la rue qui souhaitait confier un podium de musique classique, pendant quelques jours, à notre festival, déjà bien implanté dans l’été aixois, au conservatoire Darius Milhaud. Elle nous a proposé d’animer des sites patrimoniaux emblématiques, tels que le cloître de l’ensemble scolaire Sainte Catherine de Sienne ou encore la cour des Poissons du Sacré-Cœur. Nous avons répondu très favorablement à cette demande, qui nous permettait d’offrir à des musiciens une tribune grandeur nature en plein air et libre d’accès pour le public.
  3. L. : Depuis combien de temps ce partenariat existe-t-il ?
  4. B. : C’était en 2014, nous étions déjà dans les murs du nouveau conservatoire. Le directeur d’alors était aussi celui de Musique dans la rue. Cela s’est donc fait très naturellement. Depuis, ce partenariat est renouvelé chaque année, hors période de Covid, bien sûr. Nous ne pouvons que nous féliciter de la confiance qui nous est ainsi témoignée par le festival Musique dans la rue, qui est une véritable institution aixoise. Le nouveau directeur de Sainte Catherine de Sienne, Silvio Guerra, se montre très présent et très impliqué pendant tout le déroulement des quatre soirées que nous avons assurées. Il se montre très solidaire de l’événement, comme l’était Dominique Béranger, son prédécesseur et Didier Arnaud, chef d’établissement de l’ensemble scolaire du Sacré-Cœur.
  5. L. : Qu’en est-il de la programmation ? Quels sont ses axes dominants et ont-ils évolué au cours du temps ?
  6. B. : Dans les débuts de notre collaboration, nous faisions davantage appel à des artistes confirmés, alors qu’aujourd’hui le choix a été fait de confier la scène à des jeunes, afin de faire du festival un tremplin et faire découvrir au public d’aujourd’hui les artistes de demain. Cette programmation montre comment les jeunes sont formés dans les conservatoires régionaux, comme celui d’Aix-en-Provence naturellement, puis comment cette formation est consolidée dans les deux conservatoires nationaux supérieurs de Paris et de Lyon. Notre programmation puise dans le vivier des jeunes musiciens, depuis leurs premières années de formation – en fin de premier cycle – jusqu’au niveau master des établissements nationaux supérieurs, en passant par le cycle de perfectionnement des conservatoires régionaux. Elle rend concret aux yeux du public le parcours de formation des jeunes en même temps qu’elle les accompagne, certains jeunes artistes étant programmés d’une année à l’autre. Il s’agit, et c’est une des missions de notre association Musiques-Échanges, courroie de transmission du Festival-Académie Les nuits pianistiques d’Aix-en-Provence, de valoriser les jeunes musiciens, de les faire progresser et de les enrichir au contact de la scène et du public.
  7. L. : Pourquoi avoir investi des lieux de plein air tels que la cour de Sainte Catherine de Sienne, du Sacré-Cœur ou de l’hôtel du Gallifet en son temps ?
  8. B. : La Municipalité souhaite mettre le riche patrimoine aixois en représentation pendant toute la durée du Festival Musique dans la rue, révéler au public des lieux, non pas cachés, mais privés ou destinés à d’autres fonctions que la musique vivante, et de le faire gratuitement. C’est une manière d’ouvrir les portes de la ville – une opération porte ouverte – et de leur faire découvrir ces joyaux architecturaux que sont les cours intérieures, à l’abri des bruits de la ville. Bien sûr, d’autres podiums sont installés dans les rues ou les places aixoises, mais pour des genres de musique moins intimistes. Les lieux que nous avons investis, comme cette année encore le cloître de Sainte Catherine, bénéficient d’une très bonne acoustique ! Où que l’on soit, on entend toutes les intentions musicales, toutes les dynamiques. Tout est audible, transparent, avec juste ce qu’il faut de résonnance pour patiner le son du piano.
  9. L. : Ce cadre particulier constitue donc un facteur important pour les interprètes…
  10. B. : Le jeu en plein air demande à l’interprète une maîtrise, sinon une conscience de la projection du son. Dans cette « école du plein air », les jeunes développent leur jeu en même temps que leur écoute. Le piano, mis à disposition par Philippe Justet, est un merveilleux Steinway de concert.
  11. L. : Comment les jeunes interprètes sont-ils sélectionnés ?
  12. B. : Il s’agit principalement d’étudiants du conservatoire d’Aix-en-Provence, mais également d’étudiants qui ont obtenu leur master d’interprète dans les deux conservatoires nationaux supérieurs, de Paris et de Lyon, comme je l’ai déjà évoqué.

Ce qui me semble particulièrement intéressant, c’est de faire jouer des jeunes de différents niveaux, qui ne se situent pas au même point sur leur parcours de formation. Or, tous, à leur niveau et avec leur personnalité, ont montré qu’ils étaient des « graines d’artiste », qu’il s’agisse d’élèves en sortie de premier cycle, de deuxième et troisième cycles, ou de professionnels en devenir !

Cela m’a profondément ému d’écouter et de voir comment tous – une vingtaine en tout – ont su projeter leur son, exprimer leur ressenti, trouver des inflexions,et développer ce qui est déjà un pianisme, une musicalité propre aux grands interprètes. C’est pourquoi j’utilise la métaphore de la « graine », ou encore du « ferment ». J’ai cité la maxime de Corneille, lors de mes présentations du programme des pianistes les plus jeunes, à peine âgés de neuf ans : « la valeur n’attend pas le nombre des années ».

  1. L. : La sélection de ces jeunes s’est-elle faite en relation avec d’autres professeurs ?
  2. B. : Oui, effectivement. Si j’ai tout naturellement sélectionné certains de mes élèves, dont je connais bien les qualités et le programme, j’ai eu à cœur de faire appel à des élèves de mes collègues du conservatoire d’Aix-en-Provence, comme Patrick Zygmanovski, Florence Belraouti, Anne Bertin-Hugault, ou encore des élèves de Claire Désert et Emmanuel Strosser, Cécile Hugonnard-Roche au Conservatoire de Paris, et bien sûr, Bernard d’Ascoli, qui enseigne dans sa propre école, à Aubagne. Les programmes joués par les élèves ont été arrêtés en accord avec leur professeur.
  3. L. : Justement, quel a été le répertoire cette année ?
  4. B. : Il a été centré uniquement sur le piano, ce qui n’a pas toujours été le cas. Il y a eu des concerts de musique de chambre par le passé. Cette année, le répertoire à quatre mains a été mis à l’honneur. On peut le considérer comme de la musique de chambre car il repose sur des qualités mutuelles spécifiques d’écoute et de jeu. Les œuvres interprétées allaient de Scarlatti à Rachmaninov, en passant par Liszt ou encore Fauré.
  5. L. : De manière plus quantitative, quelle a été l’offre de musique ? Combien de personnes ont-elles été touchées ?
  6. B. : Les quatre soirées qui nous étaient accordées ont été segmentées en quatre créneaux de 30 minutes de musique, toutes les heures, de 18h à 21h, de manière à accueillir le public avec des normes de sécurité rigoureuses, notamment liées à la pandémie. Mais nous avons pu profiter d’instants de convivialité grâce à une buvette tenue par des bénévoles, amis de Sainte Catherine. Renouer avec le principe d’une petite collation entre les concerts a été un grand plaisir.

Nous avons touché mille personnes par soirée, donc 4000 personnes en tout. Le public était différent selon les horaires, tout comme l’ambiance et les couleurs, de la fin d’après-midi au début de soirée, avec ce moment particulièrement harmonieux où les oiseaux battent le rappel dans le ciel du cloître. C’est aussi, côté auditeur, ce qui donne son identité au festival Musique dans la rue : une fidélité du public, qui découvre des jeunes talents et les accompagne, avec une écoute et une ferveur bien particulières.

  1. L. : Comment s’articule Musique dans la rue avec Les nuits pianistiques?
  2. B. : Les jeunes sont une préoccupation omniprésente de la direction artistique des Nuits pianistiques, dans la programmation du festival, souvent pour donner la chance à un jeune soliste de jouer avec orchestre, et bien sûr avec l’académie, qui existe depuis 2006. Nous avons même invité un orchestre de jeunes cette année : l’Orchestre Philharmonique de jeunes de Ludwigsburg. La transmission est donc un axe fort, qui nous est cher, en tant qu’interprète et professeur. Certains stagiaires de l’académie viennent parfois se produire à Musique dans la rue, dans la continuité de leur stage. Pour autant, l’académie est ouverte à des adultes amateurs et le festival à des artistes consacrés.
  3. L. : Quel bilan fais-tu de l’édition 2022 des Nuits Pianistiques, dont on a célébré les trente ans ?
  4. B. : Nous avons tout d’abord pu fonctionner normalement, sans protocole sanitaire. Nous avons présenté au public un nombre impressionnant de concerts, quatre ou cinq par semaine pendant trois semaines, avec des concerts supplémentaires hors les murs, et surtout quatre concerts avec orchestre, italien, allemand, kazakhe et français avec celui de Marseille. Notre bilan est très positif, avec trois belles semaines d’académie, dans des conditions exceptionnelles, telles qu’une salle de travail par étudiant, deux salles de concert pour les auditions de fin de stage. Les étudiants ont été très assidus aux concerts du festival, qui leur étaient ouverts ainsi qu’à leur famille.

En arrière-saison, un concert de piano est prévu courant septembre, comme une « piqure de rappel », dans le grand salon de l’hôtel du Roi René, dans lequel nous avons donné un récital de piano fin juin.

Au titre du « rappel », nous faisons depuis l’année dernière un compte rendu des concerts sur le site (page Actualités) et la page Facebook du festival, en complément des présentations orales et des programmes de salle. Nous voulons entretenir un lien étroit avec notre public. Il aime s’informer, communiquer avec les artistes, préparer ou prolonger l’expérience du concert. Cela entre dans les missions de notre association : Musiques-Échanges.

Le festival Musique dans la Rue qui couvre les lieux emblématiques d’Aix-en-Provence de concerts en tout format et en tout genre (récitals, fanfares, musiques du monde, classique, opéra, Jazz, etc.), bat son plein, en entrée libre et en plein air.

Le podium tenu par le Festival-Académie Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence a la chance d’occuper la cour intérieure, plus précisément le cloître, de l’École Sainte Catherine de Sienne, à deux pas de l’Église de la Madeleine.

Pendant quatre soirs, ce ne sont pas moins seize moments musicaux d’environ trente minutes, qui vont se succéder, de 18h à 21h30, sur la scène surplombée d’un beau piano de concert Steinway.

Chaque heure de concert bénéficie de son public fidèle ou néophyte (couvrant les quatre cinquièmes de la jauge de 300 places), des couleurs du couchant sur la pierre chaude de l’édifice, des rumeurs des oiseaux et des souffles légers de la brise à travers les feuilles de platanes. Ces-arbres maîtres ont vu passer sous leurs ramures beaucoup d’événements et plusieurs générations d’écoliers. Ils participent à donner à l’acoustique du lieu ce mélange de profondeur et de résonance qui calibre les pianissimi et les fortissimi que les instrumentistes parviennent à extraire de l’instrument, depuis la table d’harmonie jusqu’aux pulpes de leurs doigts.

Ces quatre soirées (du dimanche 21 août au mercredi 24 août) viennent clôturer la programmation du Festival-Académie Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence, dont les trois semaines, entre fin juillet et mi-août, viennent de s’écouler au Conservatoire Darius Milhaud. Le pari tenu de programmation est original et cohérent. Original car il repose sur la programmation de jeunes artistes de la scène locale ou déjà nationale, tous prometteurs, et qui sont à la croisée de la formation et de la professionnalisation. Cohérent, en regard des missions de transmission de la musique que s’est donné le Festival, en se doublant d’une Académie depuis 2006. Le jeune âge des musiciens qui viennent s’exprimer sur scène permet de comprendre combien l’apprentissage de la musique, et, au-delà, de l’exécution sur scène de manière précoce, est cruciale.

Il est impossible de sélectionner les uns, les unes et les autres, donc nous les citerons toutes et tous : Anamaria Beqaj, Sascha Morin, Olga Bodarenko, Mathis Catignol le dimanche, Clément Joguet, Thomas Jung, Ivan Romhein, Jan Jakub Zielenski le lundi, Titouan Joyeuse, Ulysse Escaravage, Aurore Belraouti, Marina-Carlota Capomaccio et Raphaël de Chaumaray, le mardi, enfin Ava Lescure-Bourdoncle, Juliette Nigoghossian, Yukie Yokoyama et Solenne Perreto Ferra le mercredi. Saluons la diversité de genre, d’âge et d’origine de ces jeunes, tous réunis à Sainte-Catherine de Sienne et dans « la jubilation des nuées sonores » (comme l’écrit Sophie Joissains, maire d’Aix-en-Provence dans l’éditorial du programme général).

Grâce au public, venu écouter avec ferveur la nouvelle scène classique de leur territoire, les artistes en herbe sont amenés à se transcender, à obtenir de nouveaux réflexes de présentation sur scène, à faire silence en eux, afin d’écouter le son et gérer la pulsation qui rythme leurs partitions. Le silence propre à l’écoute profonde du public devient ainsi un levier. Il leur permet de faire de leur émotivité une force sur laquelle repose la confiance qu’ils trouvent alors en eux.

Le podium devient ainsi un espace-temps de formation, et c’est particulièrement cela que vient expliquer au public toutes les heures Michel Bourdoncle, qui dans les coulisses, accompagne les artistes. Ces derniers sont souvent ses élèves, aussi il les enveloppe de conseils précieux avant et après leur prestation.

Le directeur artistique du Festival-Académie, professeur de piano au Conservatoire Darius Milhaud, explique également au public la dynamique d’apprentissage des élèves. Elle conduit certains d’entre eux à faire évoluer le programme annoncé. En cette fin de mois d’août, les répertoires sont à la croisée du travail de fin et de début d’année, sachant que les années comptent double voire triple, dans le moment crucial de la formation.  Musique dans la rue est une occasion unique pour ces jeunes musiciens de s’affronter, non seulement à la scène, mais également à la délicate question de l’érosion des programmes passés et du rodage d’œuvres nouvelles.

Le public entre ainsi dans la « fabrique » artistique pour mieux accompagner encore les jeunes dans leurs premiers pas importants d’artistes et surtout dans l’évolution de leur jeu, saisie quasiment en temps réel. La conscience scénico-musicale se construit ici grâce à ce partenariat précieux entre Les Nuits pianistiques et Musique dans la rue, deux institutions musicales qui s’inscrivent dans la durée, l’une de trente ans, l’autre de cinquante ans.

 

Florence Lethurgez

Musicologue

Vice-présidente de l’association Musiques-Échanges

Entretien avec Carlos Roque Alsina

L’entretien est effectué par Florence Lethurgez en 2019 à Aix-en-Provence, dans le cadre du Festival Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence. L’entretien est structuré en deux volets : la « carrière » de compositeur-concertiste-pédagogue et le « lyrisme » dans l’œuvre du compositeur. Cet entretien met aujourd’hui en perspective le concert 30 juillet 2022, qui gravitait autour de Carlos Roque Alsina, pour marquer les trente ans du festival.

FL : En lisant ta biographie attentivement, il y a une dimension qui m’a intéressée. Pourrais-tu me dire comment tu articules, dans ta vie, aujourd’hui, le piano, la composition et l’enseignement ?

CRA : Chaque exemple que je peux te donner a une histoire. Et derrière une histoire il y a d’autres histoires. Dans l’art en général, les choses sont beaucoup plus multiformes. Je ne veux pas parler de complexité parce que tout est complexe.

FL : Le vivant est complexe.

CRA : L’être humain est complexe, à un point qu’on n’est pas encore arrivé à discerner… je veux parler de la sensibilité du musicien. Un musicien, ou il est sensible, ou il n’est pas musicien. La musique est fondée sur la perception sonore. La perception sonore, ce n’est pas que les hauteurs, le volume, le timbre. La perception sonore, c’est aussi quelque chose qui caractérise les sensations que l’on reçoit. Grâce à la perception, on reçoit quelque chose, qui s’articule dans une zone sensible à ces types de signaux, qui sont des signaux sonores. Par conséquent, ce type d’activité n’est malheureusement pas donné à tout le monde. Cela ne veut pas dire que l’on soit plus ou moins intelligent, mais ce n’est pas donné à tout le monde.

Me concernant personnellement, je peux te dire que je n’ai pas fait une « carrière ». J’ai joué partout. J’ai été, en tant que compositeur, soutenu par des commandes partout. J’ai enseigné partout. J’ai été jury, pas partout, mais presque. Donc ces trois activités – pédagogie, composition et interprétation – m’ont poursuivies toute ma vie. Mener tout cela de front empêche d’avoir une « carrière ». Quand on est jeune, on imagine qu’on peut tout faire. Or, quand on pénètre dans la composition, quand on a une commande importante d’orchestre, cela prend au minimum neuf à douze mois… entretemps, je dois continuer à enseigner, à faire des concerts… quelle erreur ! Le fait d’enseigner implique aussi des sentiments très puissants, de la part de l’élève au professeur et de la part du professeur à l’élève. Une fois que tu rentres à la maison, tu as la musique que tu as enseignée tout le temps en tête, et tu ne peux pas écrire une note. Le lendemain, c’est pareil. C’est pire encore, quand on prépare un bon récital. On doit beaucoup travailler, apprendre par cœur les partitions, même si on a des facilités. Ce sont des choses qui n’entrent pas dans la logique de la composition.

Mais j’ai réussi jusqu’à aujourd’hui à m’inscrire dans cette trajectoire. Je ne parle pas de « carrière », parce qu’il n’y a pas une carrière qui associe la pédagogie, l’instrument et la création. Dans le travail, il est difficile de tout anticiper sans que cela puisse parfois être au détriment d’autre chose, aussi important qu’un concert par exemple.

C’est le côté logique de ma réponse à ta question.

Mais il y a un côté personnel, qui est peut-être aussi important. Autant j’aime le piano, autant je m’aperçois que, à côté de la composition, cela ne tient pas.

Quand on est arrivé à enseigner, à transmettre, le pouvoir magique de la création musicale émerge avec force dans toute sa dimension et profondeur artistique – cela est bien-sûr valable tant pour la musique classique que contemporaine – On se rend alors compte que faire un bon récital, cela fait plaisir, puis au bout de quarante-huit heures c’est terminé.

La composition implique beaucoup de temps et de réflexion. Tu te rends compte qu’en deux ou trois ans tu as écrit seulement trois ou quatre pièces, et qu’une de ces quatre apporte peut-être quelque chose de transcendant… alors, il n’y a pas de comparaison. Je laisse de côté l’enseignement, parce que pour moi, c’est une passion, et comme toute passion, sa valeur n’est pas mesurable.

Adolescent, j’ai découvert les débuts de la musique contemporaine. J’ai découvert Arnold Schönberg, Alban Berg et Anton Webern, la trilogie viennoise. J’étais fasciné par le côté lyrique d’Alban Berg. Même s’il a très peu écrit, tout ce qu’il a écrit est lyrique, en particulier dans ses phrasés d’orchestre. Cela m’a fasciné de voir à quel point ce lyrisme me touchait. Sa musique me touchait comme s’il était un grand ami. J’ai commencé, avec le peu d’argent que j’avais à l’époque, à essayer de trouver ses partitions et à les étudier, à écouter le peu qu’on pouvait écouter de lui à l’époque. Avec mon premier vrai salaire, à dix-huit ans, je me suis acheté la partition du Wozzeck. C’était une merveille d’orchestration, propre au compositeur, et qui ne pourrait pas être adaptée ensuite à d’autres compositeurs. On peut inscrire l’orchestration de Beethoven dans une évolution historique ; avec Alban Berg, ce n’est pas possible.

FL : Pourrais-tu me décrire le lyrisme de Berg ? Et qu’est-ce que tu entends par lyrisme dans tes pièces ?

CRA : L’amitié que j’ai ressentie, en tant que jeune compositeur, avec Alban Berg, ne se traduit pas dans ma musique, mais, c’est une force. En revanche, plus tard, j’ai travaillé beaucoup Schönberg. C’est une des merveilles de l’histoire de la musique, pas encore assez compris, non seulement comme compositeur, mais comme enseignant, chef d’orchestre, comme tout. C’était un « monstre », et sa personnalité m’a énormément touché, beaucoup plus qu’Alban Berg. Mais il n’aurait jamais pu être mon ami ; il aurait certainement pu être mon professeur.

Quand tu prends conscience du pouvoir que tu peux avoir en tant que créateur, toutes proportions gardées, je ne suis ni Schönberg ni Berg, tu te sens obligé de réduire tes activités, parce que tu te rends compte de la disproportion qui existe entre un bon concert et une grande œuvre !

FL : Aujourd’hui, tu évalues les choses en disant : finalement, c’est la composition qui est l’activité la plus importante pour moi, mais dans ton histoire, qu’est ce qui a fait que tu as maintenu les trois activités ?

CRA : Ma misérable inconscience ! Je peux t’affirmer que je suis né musicien. Avant d’être formé à la musique, j’étais déjà musicien. Il y avait un vieux piano à la maison et je m’y suis accroché à deux ans et demi. J’improvisais tonalement, sans aucun professeur. J’ai appris par l’oreille, chose qui est indispensable pour un musicien. Donc, il y avait déjà, avant ma formation, une prédisposition nette, qui s’est ensuite développée dans un sens professionnel. Quand je n’arrivais pas à comprendre un accord, j’essayais de le trouver, différemment. Quand j’avais dix ans, une professeure du lycée de ma sœur qui adorait la musique, m’a fait un cadeau royal : la Quatrième symphonie de Mahler, en disque soixante-dix-huit tours. Cet album pesait quinze kilos ! J’ai reçu un choc d’orchestration, de lyrisme ! Cette dame, extraordinairement cultivée, nous a dit : « Je suis très amie avec un professeur allemand, qui habite Buenos Aires, qui est chef d’orchestre, pianiste, pédagogue… il est fou ! ». Elle avait raison : il était tout ça. Elle me l’a présenté et il a été mon professeur, non seulement un professeur de piano, mais un professeur de musique en général.

Cet individu n’était pas seulement un brillant pianiste mais également un très grand chef d’orchestre. Il avait beaucoup d’élèves, en tout : composition, direction d’orchestre, piano, harmonie et contrepoint. Il avait une bibliothèque extraordinaire, pas seulement de littérature, mais sur les cathédrales, de toutes les époques et de tous les pays.

On a travaillé sur une sonate de Beethoven, et à un certain moment, il m’arrête et me dit :

« L’interprétation, c’est un art. Tu t’imagines bien qu’à l’époque où Beethoven a écrit cette sonate, l’interprétation était liée à des œuvres d’art de cette époque. Quelles sont les œuvres d’art que tu connais de cette époque, en peinture, par exemple ?  Et les cathédrales ? »

Il est allé chercher des livres, avec des photos extraordinaires de cathédrales et m’a dit :

« Imagine que tu es en train de jouer une phrase de Beethoven. À cette époque-là, ils étaient en train de finir cette cathédrale. Est-ce que tu n’imagines pas que Beethoven ne le savait pas, et qu’il était fasciné par ça, comme moi, comme peut-être toi tu le seras ? »

J’ai reçu une profonde leçon artistique sur ce qu’un créateur ressent à son époque.

À vingt et un ans, j’ai quitté l’Argentine, pour m’établir à Berlin. Cela a été un choc, parce que je me suis rendu compte que tout ce que j’avais appris, l’Allemagne l’avait oublié, parce que ce n’était plus la même Allemagne. Mahler n’était plus jamais joué à l’époque. Heureusement, Bernstein est venu. Il ne dirigeait plus que Mahler (rires), donc, ça équilibrait un peu les choses. Schönberg était complètement oublié, Stravinsky aussi. C’était tous des gens qui se sont exilés pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Ce professeur, juif allemand, a réussi, non seulement à m’enseigner la musique, mais également beaucoup de choses sur l’orchestration et la composition. Il a réussi aussi à me faire aimer sa langue maternelle, ce qui fait partie de la pédagogie. C’est grâce à lui que, plus tard, je me suis dit qu’enseigner, c’était un art. Ce n’est pas un métier, c’est un art, dans lequel la psychologie et la philosophie, et tous les autres bagages culturels, sont importants. Cela a été mon cas, et ça l’est encore aujourd’hui.

Alban Berg a été pour moi une révélation, culturelle, musicale, et aussi de sensibilité. Schönberg a été plus qu’une révélation ; il a été pratiquement un maître. Mon professeur allemand a été une révélation. Il ne m’a pas simplement enseigné, il m’a montré les bases d’une vie, qui peut-être était la mienne déjà, mais que je n’arrivais pas, par mes moyens, à visualiser correctement. Lui, il l’avait visualisée et avait trouvé les moyens sensibles, psychologiques et philosophiques de m’amener à le faire.

Je suis compositeur et je suis pédagogue, et quand je joue, je ne peux pas mettre cela de côté. Je sens peut-être les chose un peu différemment. Cela ne veut pas dire que je n’aime pas jouer, que je n’aime pas écrire, que je n’aime pas avoir de bons élèves.

FL : On peut maintenant revenir au lyrisme. Qu’est-ce que tu peux en dire ?

CRA : J’ai toujours regretté que dans la musique contemporaine, je sais de quoi je parle, on ne puisse jamais chanter une partie. Depuis la deuxième partie du vingtième siècle, elle s’est mise à dénigrer directement, sauf chez Boulez peut-être, les qualités du chant, parce qu’il était trop lié au phrasé classique. Un phrasé classique, avec des intervalles qui vont de bas en haut et de haut en bas, puis au milieu, cela ne correspond pas à cette musique. On amalgame à la musique contemporaine un type d’articulation plutôt digne des instruments et non du chant.

Or Jean-Sébastien Bach a fait la même chose avec la voix, y compris avec les chœurs. Ils chantent comme des bassons, des clarinettes, des hautbois… donc ce n’est pas nouveau. La musique contemporaine l’a fait, mais avec des articulations tellement disparates, que l’oreille perçoit une totalité mais pas une partie.

Cela m’a beaucoup frappé que, dans ma musique, il existe presque tout le temps l’articulation contemporaine. Il y a deux ou trois notes qui sont là ; ce n’est pas une phrase, ce n’est pas une mélodie, c’est ce que j’appelle une cellule, un repère, avec des microphrasés qui n’aboutissent pas, mais qui sont là pour caractériser une situation, particulièrement dramatique.

Mais je comprends très bien qu’on ne veuille pas revenir à chanter des chansons enfantines, même si on peut le faire atonalement. Donc, il faut trouver un nouveau concept, une autre idée. C’est ce que j’ai essayé de créer avec des microstructures lyriques. Ce serait bien de ressentir un complexe musical comme lyrique, étant donné que le lyrisme est aussi une sensation et pas simplement un chant.

FL : Qu’en est-il de la forme ?

CFA : Je vais te faire une confidence. La forme, c’est une des choses qui peut agrandir une œuvre – dans le sens de grandeur – ou l’anéantir. C’est une chose qu’un jeune compositeur arrive mal à maîtriser. Avec l’expérience, avec des nuits blanches, des larmes, on arrive à comprendre sa véritable nature. La forme qu’on nous enseigne, à la manière de Mozart, Haydn ou même Bach, c’est une forme interchangeable, qui ne tient pas toujours compte du contexte harmonique. C’est une forme pour construire un bâtiment. On fait la première partie longue, la deuxième partie un peu plus courte, et après, la troisième partie, et avec leur mélange, on crée des étages. C’est un enseignement d’architecture primaire !

La forme, dans une pièce, ce n’est pas ça. Elle tient compte du déroulement harmonique d’abord. C’est une chose que nous avons tous, mais que nous ne mettons jamais en pratique : c’est la mémoire de l’événement qu’on vient de subir, comme forme, et qui permet d’expliquer la suite. Je prends un exemple très concret. On prend un train, et on regarde par la fenêtre. On voit la campagne, des vaches puis au loin, un village. On traverse ce village, et l’on voit une église extraordinaire, ce qui nous choque positivement. C’est ce que j’appelle « l’instant ». Il est déjà passé, mais il reste dans notre mémoire. Grâce à cet « instant », on se remémore très rapidement tout ce qu’on a vu au préalable, qui était anodin, mais qui, tout d’un coup, devient un soutien. Pour un musicien, c’est ça la vraie forme de la musique. Il se passe des choses, et tout d’un coup, si on arrive à saisir cet instant, tout ce qu’on a entendu au préalable devient partie intégrante de la suite. Je crois que cette conception peut faire évoluer la notion de forme.

FL : Qui ne soit pas un cadre a priori mais quelque chose qui…

CRA : Quelque chose qui dépende de l’existence même du parcours…

FL : Qui lui donne son énergie, en même temps. C’est à la fois l’espace et l’énergie ?

CRA : Oui, l’énergie est présente… elle joue toujours un rôle dans la musique, sinon il n’y a pas de musique.

FL : Tu l’incorpores à la forme, tu penses ensemble la forme et l’énergie ?

CRA : Oui, mais l’énergie dépend des interprètes aussi. Ce que je peux écrire, c’est la façon de pouvoir l’obtenir. On l’obtient ou on ne l’obtient pas. C’est également valable pour Chopin et Debussy.

FL : Merci beaucoup Carlos !