konstantin lifschitz au piano

Vendredi 12 août : 20h30 à l’auditorium Campra
Récital de piano, Konstantin Lifschitz
Couperin, Quatorzième Ordre
Messiaen, La Rousserolle Effarvatte (Catalogue d’oiseaux n° 7)
Seabourne, Toccata 6, Aria con variazioni
Bach, Toccatas en fa dièse mineur et sol majeur

Le Festival Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence s’achève en apothéose sur le récital de piano donné par Konstantin Lifschitz. Apothéose pianistique, en ce que le potentiel acoustique de l’instrument, couleurs et résonnances au premier chef, est maîtrisé de main de maître. Apothéose stylistique également, en ce que le répertoire baroque est réinterrogé par le répertoire contemporain. Apothéose thématique enfin, car l’oiseau plane au-dessus de l’ensemble des pièces assemblées savamment par le pianiste. Ce dernier est un artiste qui interprète la musique comme « main dans la main » avec ses créateurs, voire avec le Créateur, tant son exigence artistique relève d’une ascèse, d’un exercice spirituel.
L’entrée dans le Quatorzième Ordre du compositeur-claveciniste qu’est Couperin procède d’une lente manducation – digestion -, d’un enroulement lent des notes principales autour de leurs ornementations, comme si les unes et les autres devenaient indistinctes au profit d’une phrase musicale infiniment souple. Les mains du pianiste s’ouvrent et se ferment comme peuvent le faire les ailes d’un oiseau, chaque doigt devenant une petite plume trempée dans l’encre luminescente des sonorités. Des motifs obsédants, cellulaires, jaillissent des textures, révélant la géométrie secrète de la musique de Couperin, justifiant le transfert du clavecin au piano. La pédale sostenuto est utilisée avec finesse afin d’enrober certains sons d’un fil de soie translucide, cotonneux ou perlé. Le pianiste aborde la suite des pièces formant un Ordre comme une microcosmie, tandis qu’il attaque chaque pièce dans la résonance de la précédente, avec une patte de velours, griffant le clavier de manière câline, ou avec des chaussons de satin virevoltant avant de retomber sur leur pointe. Une longue vibration vient clore le recueil sur le son fondamental, la tonalité de l’Ordre, germe d’où toute la musique sort et retourne.
Lifschitz entre alors dans l’univers d’ornithologue (et d’entomologiste) de Messiaen, avec La Rousserolle Effarvatte extrait du Catalogue d’oiseaux (1956-1958). Cette pièce unique, d’une trentaine de minutes, est située au centre de l’immense recueil (2h30). Les couleurs que le pianiste extrait de l’instrument ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit de la journée ou de la nuit, en accord avec le langage musical de Messiaen, à la fois naturaliste et symbolique, objectif et subjectif. Les chants d’oiseaux sont copiés à même la nature, tandis que le compositeur y associe les couleurs propres à son écoute visuelle : synesthésique. Elles diffèrent en fonction de la lumière qui baigne les étangs et les marais de Sologne (où vit la rousserolle effarvatte). Lifschitz donne de l’œuvre une version débarrassée de tout « messianisme », en révèle l’épure, en réinvente la pâte de verre. Bec, pattes et plectres y accomplissent leur travail sur le clavier tandis que vont et viennent des sons-volatiles dans cette grande volière que devient le piano. L’auditoire entre ainsi dans « le temps de l’oiseau » (expression de Messiaen), qui s’écoule aux confins des limites du son et du silence, des seuils de perceptibilité de la musique. Le pianiste, par l’usage de la pédale, parvient à faire tournoyer la vibration, à laisser s’éteindre progressivement, un à un, les formants du son, à laisser s’exprimer in fine un instrument auquel il laisse libre court. La musique est alors prise dans les rets de l’instrument. Si l’écoute devient regard avec Messiaen, le spectaculaire devient ascèse avec Lifschitz.
Après l’entracte, Lifschitz donne en création mondiale la Toccata 6, Aria con variazioni du compositeur contemporain Seabourne. Elle résonne dans le puissant sillage du Messiaen du Catalogue d’Oiseaux, auprès duquel elle semble être moins radicale, sur le plan des modes de jeu comme du langage. Surgissent néanmoins des couleurs propres à l’univers du compositeur. Le jeu de Lifschitz y relève d’un geste de créateur, de chef d’orchestre-compositeur, tandis que l’œuvre est traversée par un esprit de géométrie, une mathématique secrète faite de droites, d’arêtes et d’angles de toutes sortes. Elle possède également une saveur néo-tonale, un mélodisme qui questionne toute la tradition musicale et confère à l’œuvre une grande douceur.
Le programme construit autour du geste instrumental de toccare, « l’art de toucher le piano », s’achève par un retour au baroque et à Bach avec les Toccatas en fa dièse mineur et sol majeur. Le fil invisible qui parcourt la programmation, la toccata, prend, avec Lifschitz, les deux sens de toucher le clavier et d’être touché par la musique qui s’en dégage. C’est comme si le piano devenait une immense oreille, à l’écoute du monde intérieur de l’interprète. La main, comme avec Couperin, se resserre sur elle-même pour produire le murmure fondateur de toute sonorité, et accomplit dans le temps réel de l’interprétation, une géophonie (la géographie du son), une architecture sonore idéale.
Les deux bis donnés par le pianiste sont des morceaux choisis, Les roseaux de Couperin, qui peuplent aussi les étangs de Sologne du Catalogue d’oiseaux de Messiaen, et C’est ainsi que les oiseaux tombent de Seabourne. Les couleurs que Lifschitz en extrait sont des pigments avec lesquels les peintres exécutent des ciels au plafond des palais, aussi énigmatiquement ordonnés que des vols de martinets.
Cette clôture de Festival est un hommage au piano, à ses racines comme à son futur, tandis que tradition et modernité s’y étirent réciproquement. Ce concert aura été plus que mémorable, il aura été historique.

Jeudi 11 août : 20h30 à l’auditorium Campra

Récital de piano
Schubert, Sonate en la mineur, D784
Chopin, Polonaise Fantaisie opus 62 en la bémol majeur
Debussy, Toccata
Entracte
Chopin, Sonate n° 2 en si bémol mineur opus 35
Balakirev, Islamey, fantaisie orientale
Nicolas Bourdoncle : piano

C’est à un voyage à travers le temps de la musique, sa durée particulière, que nous invite le jeune pianiste Nicolas Bourdoncle, déjà aguerri à l’exercice de la scène, en récital, en musique de chambre comme en musique concertante.
Le programme de cet avant-dernier récital du Festival Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence, est construit autour des grands genres investis par la musique pour piano : la musique pure, la musique entretenant un rapport avec un propos, une origine, et, à l’articulation des deux, le genre particulier de la fantaisie, qui entretient un rapport privilégié avec l’imagination créatrice, pour le compositeur, l’interprète et l’auditeur. Toutes ces œuvres opposent une matière chaotique, fiévreuse ou complexe au miracle de la cantilène, lumineuse et sereine, qui vient parler directement dans le cœur des Hommes.
C’est le triple défi que relève avec puissance et assurance le jeune soliste, dont on perçoit le souffle, littéralement et symboliquement, aux moments les plus structurants des œuvres, là où se joue leur cohérence formelle et leur expressivité.
Le Schubert de la Sonate en la mineur, D784, fait repartir le wanderer, dans ses trois mouvements, faits d’oscillations entre lumière et ténèbres. Le wanderer (le personnage de l’errant) est comme le double du compositeur, qui jamais ne parvient à installer dans la durée ses moments de sérénité. Le soliste parvient à exprimer le « sensible de soi » qui tourmente Schubert. Il se traduit par une manière d’organiser l’œuvre autour de notes répétées, battements de cœur en attente, auxquels s’opposent de nombreux soubresauts. Dans les fugitifs moments de grâce, le regard du pianiste s’envole vers les cintres de la scène. Il semble illustrer le conseil de l’astrophysicien Stephen Hawking, théoricien d’une autre manière de concevoir les liens entre l’espace et le temps : « Rappelez-vous de regarder les étoiles et non vos pieds ».
Avec la Polonaise-Fantaisie de Chopin se poursuit le questionnement de la longue durée, d’une matière qui s’écoule, d’une confidence qui s’écoute. La main aux longs doigts de Chopin est intégrée par l’interprète qui parvient à faire frissonner les touches du clavier, d’où se libèrent des poussières d’étoiles. La Fantaisie relève d’une musique de climats, d’ambiances, que l’oreille reçoit tout entiers. Le rythme de polonaise, fugitivement évoqué, se transforme, par l’interprétation de Nicolas Bourdoncle, en obsession cathartique.
C’est alors que la Toccata de Debussy en prolonge les effets. La dimension gestuelle, virtuose, « de bravoure » disparaît, dès que s’élève un chant qui semble se souvenir de l’aube de la musique, de ses premiers pas hésitants, de ses couleurs arc-en-ciel.
Après l’entracte vient le crépuscule, avec la Sonate n° 2 en si bémol mineur de Chopin, dite Funèbre, alors que le voyage du wanderer touche à sa fin, et que le temps fuit inexorablement. Le pianiste parvient à donner aux cellules rythmiques qui parsèment les différents moments de l’œuvre, en particulier le premier mouvement, une énergie interne qui leur permettent de tournoyer sur elles-mêmes, avant de trouver l’issue fatale. Vient la marche funèbre qui illustre le « noir dessin » du compositeur, auquel s’oppose encore le miracle de la cantilène centrale, véritable « point de rosée » de l’ensemble de la sonate, s’achèvant dans un souffle terrible. Le pianiste, pourtant, parvient à retenir de cette étoile filante – par d’infimes mouvements digitaux – des bribes de chant qui viennent consoler l’auditeur.
Surgit alors de ce bouillonnement la fantaisie orientale Islamey de Balakirev. Dans cette œuvre également, l’interprète « fait lumière de tout bois », tandis qu’une cantilène s’élève encore d’une aube calme, au-dessus des eaux brumeuses de la résonance. Le temps file entre les doigts du pianiste, qui agence octaves et glissandi, comme si l’œuvre était une grande toccata.
Après ce déluge pianistique, Nicolas Bourdoncle, très applaudi, propose deux bis chopiniens, « pour changer d’ambiance », dit-il. Elles n’en reposent pas moins, judicieusement, l’un sur la répétition obsédante, l’autre sur l’essence nocturne d’un compositeur débarrassé de son image de pianiste de salon. Avec ces œuvres, courtes mais denses, le piano se referme alors dans son bel écrin.

Soirée quatre mains et deux pianos

Mercredi 10 août : 20h30 à l’auditorium Campra

Soirée quatre mains et deux pianos
SchubertFantaisie en fa mineur
BrahmsDanses Hongroises (Extraits)
Entracte
Fauré-MessagerSouvenir de Bayreuth
Saint-SaënsCarnaval des animaux
Kateryna Diadiura : piano
Jacques Rouvier : piano

Le concert de ce jour fait miroiter les diverses combinaisons de musiciens capable de faire fonctionner l’instrument-orchestre qu’est le piano. C’est le nombre d’interprètes affairés sur un seul et même clavier, et non celui d’autres instruments jouant de concert avec lui, qui caractérise la singularité d’un duo constitué, consacré au répertoire de piano à quatre mains.

Ce soir, Kateryna Diadiura et Jacques Rouvier, complices à la scène comme dans la vie, prêtent leur talent et leur complicité à l’art délicat de partager le clavier et l’espace sonore. Ils offrent une véritable leçon, en acte, de musique, alors que les sonorités qu’ils extraient du grand piano à queue de concert semble avoir été interprétées par une seule et grande main, produisant ces alliages de timbres et ces qualités de texture qui permettent de reconnaitre le genre, les yeux fermés.

Le concert s’ouvre sur une œuvre mélodique et mélodieuse d’un compositeur ukrainien, patrie d’origine de la pianiste : Myroslav Skoryck (1938-2020), qui aura eu la chance de ne pas connaître la guerre actuelle de l’Ukraine avec la Russie.

Il ouvre le passage à l’émotion sonore avec la Fantaisie de Schubert, interprétée avec une grande finesse, dans les tempi retenus, les dosages des plans sonores, la dynamique d’avancée inéluctable, qui est propre à cette partition. Le personnage, cher à Schubert, du Wanderer (l’errant, le vagabond) surgit du territoire à arpenter qu’est le piano, pour ne plus quitter le voyage musical que nous offrent les deux artistes.

La question du temps et du tempo devient cruciale car c’est l’avancée dans l’exécution qui permet, et non le seul toucher, de faire advenir les couleurs propres à la palette schubertienne, depuis les moments les plus diaphanes jusqu’à ceux qui se lestent d’intensité, en passant par les passages fugato, admirablement soulignés par les interprètes, sans jamais que l’espace sonore ne soit saturé.

Avec Grieg, et ses danses norvégiennes, le voyage chorégraphique se poursuit, mu par une énergie de plus en plus crépitante. L’allure du Wanderer est plus vive, jusqu’à la course vers l’abîme parfois, sur des terres nordiques hantées par le « petit peuple » d’un folklore celtique : esprits des lacs et des forêts, dansant leur sabbat au cœur de la nuit. Lumière primesautière et nostalgies nocturnes surgissent tour à tour à la faveur de ces petites formes : autant d’allumettes qui viennent taquiner les touches blanches et noires du piano.

Après l’entracte, le programme se consacre à Brahms, autre compositeur du voyage. Sa fréquentation de Hambourg en Allemagne, lui permet de renouer avec le lyrisme hongrois traditionnel et populaire auprès des nombreux réfugiés qu’il y rencontre. Les Dix valses sont des instantanés d’une musique faussement chorégraphique, tant la matière populaire est ciselée dans les stucs décoratifs des salons de musique de la haute société : nouvelle alliance, s’établissant sur la danse, entre le savant et le populaire, avec ses élégances et ses parfums surannés. Ce fil rouge qu’est la danse est au principe même du répertoire pour quatre mains, permettant aux interprètes de produire, par leur geste de rotation du buste, un huit couché, symbole de l’infini… et plus encore avec la valse.

Le répertoire à quatre mains repose aussi sur un rituel corporel, dans la manière qu’ont les artistes de s’installer au piano, de partager l’espace du clavier, d’entrecroiser leur bras, et d’accueillir la main et le jeu de l’autre : du grand art, quand le duo constitué est aussi complice. Le ressort de cavalière de l’une, l’aplomb de l’autre, et pour tous les deux, l’expressivité du bras gauche, quand il ne joue pas, sont les manifestations les plus visibles de ce qui relie les deux corps-musiciens dans la musique et par la musique.

Le Wanderer continue sa route, avec de plus en plus de poids dans son escarcelle, alors que l’on perçoit chez les deux pianistes cette faculté d’écoute intérieur de sa « part manquante » afin de produire un résultat composé, une synergie. Ainsi la partition garde ses transparences, ses dosages, ses étagements entre ses différents éléments, ainsi que les subtilités sonores et formelles qui proviennent de l’écriture croisée. L’utilisation de la pédale, discrète, y devient cruciale, car elle entre dans le jeu du Soi et de l’Autre. En outre, les bras deviennent des archets d’instruments à corde imaginaires, tant cette musique attire l’orchestre. Ils sont joués de manière chaloupée ou droite, percutée ou langoureuse chez l’une et l’autre, émanant d’une seule et grande intention.

Un unique bis, mais bien développé, est une pépite étrange, peu entendue, parodique et écrite à deux voix : le Souvenir de Bayreuth de Fauré-Messager, peinture décalée des grandes sonneries lyrico-orchestrales de Wagner.

L’ensemble permet d’apprécier la dimension chambriste du seul piano, même s’il se voit paradoxalement exclu du genre de la musique de chambre, tant il appelle un contrôle du clavier, de la pédale de résonnance et de l’oreille de ses interprètes.

Ce soir, grâce à Katerina Diadiura et à Jacques Rouvier, très applaudis, le piano « fait » sa musique de chambre, comme il se fait orchestre, dans le grand chaudron de sa table d’harmonie. Son contenu tournoie grâce à la cuillère en bois, solide, tendre et patinée, formée par les quatre bras des interprètes.

Florence Lethurgez
Musicologue

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