Entretien avec Carlos Roque Alsina

L’entretien est effectué par Florence Lethurgez en 2019 à Aix-en-Provence, dans le cadre du Festival Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence. L’entretien est structuré en deux volets : la « carrière » de compositeur-concertiste-pédagogue et le « lyrisme » dans l’œuvre du compositeur. Cet entretien met aujourd’hui en perspective le concert 30 juillet 2022, qui gravitait autour de Carlos Roque Alsina, pour marquer les trente ans du festival.

FL : En lisant ta biographie attentivement, il y a une dimension qui m’a intéressée. Pourrais-tu me dire comment tu articules, dans ta vie, aujourd’hui, le piano, la composition et l’enseignement ?

CRA : Chaque exemple que je peux te donner a une histoire. Et derrière une histoire il y a d’autres histoires. Dans l’art en général, les choses sont beaucoup plus multiformes. Je ne veux pas parler de complexité parce que tout est complexe.

FL : Le vivant est complexe.

CRA : L’être humain est complexe, à un point qu’on n’est pas encore arrivé à discerner… je veux parler de la sensibilité du musicien. Un musicien, ou il est sensible, ou il n’est pas musicien. La musique est fondée sur la perception sonore. La perception sonore, ce n’est pas que les hauteurs, le volume, le timbre. La perception sonore, c’est aussi quelque chose qui caractérise les sensations que l’on reçoit. Grâce à la perception, on reçoit quelque chose, qui s’articule dans une zone sensible à ces types de signaux, qui sont des signaux sonores. Par conséquent, ce type d’activité n’est malheureusement pas donné à tout le monde. Cela ne veut pas dire que l’on soit plus ou moins intelligent, mais ce n’est pas donné à tout le monde.

Me concernant personnellement, je peux te dire que je n’ai pas fait une « carrière ». J’ai joué partout. J’ai été, en tant que compositeur, soutenu par des commandes partout. J’ai enseigné partout. J’ai été jury, pas partout, mais presque. Donc ces trois activités – pédagogie, composition et interprétation – m’ont poursuivies toute ma vie. Mener tout cela de front empêche d’avoir une « carrière ». Quand on est jeune, on imagine qu’on peut tout faire. Or, quand on pénètre dans la composition, quand on a une commande importante d’orchestre, cela prend au minimum neuf à douze mois… entretemps, je dois continuer à enseigner, à faire des concerts… quelle erreur ! Le fait d’enseigner implique aussi des sentiments très puissants, de la part de l’élève au professeur et de la part du professeur à l’élève. Une fois que tu rentres à la maison, tu as la musique que tu as enseignée tout le temps en tête, et tu ne peux pas écrire une note. Le lendemain, c’est pareil. C’est pire encore, quand on prépare un bon récital. On doit beaucoup travailler, apprendre par cœur les partitions, même si on a des facilités. Ce sont des choses qui n’entrent pas dans la logique de la composition.

Mais j’ai réussi jusqu’à aujourd’hui à m’inscrire dans cette trajectoire. Je ne parle pas de « carrière », parce qu’il n’y a pas une carrière qui associe la pédagogie, l’instrument et la création. Dans le travail, il est difficile de tout anticiper sans que cela puisse parfois être au détriment d’autre chose, aussi important qu’un concert par exemple.

C’est le côté logique de ma réponse à ta question.

Mais il y a un côté personnel, qui est peut-être aussi important. Autant j’aime le piano, autant je m’aperçois que, à côté de la composition, cela ne tient pas.

Quand on est arrivé à enseigner, à transmettre, le pouvoir magique de la création musicale émerge avec force dans toute sa dimension et profondeur artistique – cela est bien-sûr valable tant pour la musique classique que contemporaine – On se rend alors compte que faire un bon récital, cela fait plaisir, puis au bout de quarante-huit heures c’est terminé.

La composition implique beaucoup de temps et de réflexion. Tu te rends compte qu’en deux ou trois ans tu as écrit seulement trois ou quatre pièces, et qu’une de ces quatre apporte peut-être quelque chose de transcendant… alors, il n’y a pas de comparaison. Je laisse de côté l’enseignement, parce que pour moi, c’est une passion, et comme toute passion, sa valeur n’est pas mesurable.

Adolescent, j’ai découvert les débuts de la musique contemporaine. J’ai découvert Arnold Schönberg, Alban Berg et Anton Webern, la trilogie viennoise. J’étais fasciné par le côté lyrique d’Alban Berg. Même s’il a très peu écrit, tout ce qu’il a écrit est lyrique, en particulier dans ses phrasés d’orchestre. Cela m’a fasciné de voir à quel point ce lyrisme me touchait. Sa musique me touchait comme s’il était un grand ami. J’ai commencé, avec le peu d’argent que j’avais à l’époque, à essayer de trouver ses partitions et à les étudier, à écouter le peu qu’on pouvait écouter de lui à l’époque. Avec mon premier vrai salaire, à dix-huit ans, je me suis acheté la partition du Wozzeck. C’était une merveille d’orchestration, propre au compositeur, et qui ne pourrait pas être adaptée ensuite à d’autres compositeurs. On peut inscrire l’orchestration de Beethoven dans une évolution historique ; avec Alban Berg, ce n’est pas possible.

FL : Pourrais-tu me décrire le lyrisme de Berg ? Et qu’est-ce que tu entends par lyrisme dans tes pièces ?

CRA : L’amitié que j’ai ressentie, en tant que jeune compositeur, avec Alban Berg, ne se traduit pas dans ma musique, mais, c’est une force. En revanche, plus tard, j’ai travaillé beaucoup Schönberg. C’est une des merveilles de l’histoire de la musique, pas encore assez compris, non seulement comme compositeur, mais comme enseignant, chef d’orchestre, comme tout. C’était un « monstre », et sa personnalité m’a énormément touché, beaucoup plus qu’Alban Berg. Mais il n’aurait jamais pu être mon ami ; il aurait certainement pu être mon professeur.

Quand tu prends conscience du pouvoir que tu peux avoir en tant que créateur, toutes proportions gardées, je ne suis ni Schönberg ni Berg, tu te sens obligé de réduire tes activités, parce que tu te rends compte de la disproportion qui existe entre un bon concert et une grande œuvre !

FL : Aujourd’hui, tu évalues les choses en disant : finalement, c’est la composition qui est l’activité la plus importante pour moi, mais dans ton histoire, qu’est ce qui a fait que tu as maintenu les trois activités ?

CRA : Ma misérable inconscience ! Je peux t’affirmer que je suis né musicien. Avant d’être formé à la musique, j’étais déjà musicien. Il y avait un vieux piano à la maison et je m’y suis accroché à deux ans et demi. J’improvisais tonalement, sans aucun professeur. J’ai appris par l’oreille, chose qui est indispensable pour un musicien. Donc, il y avait déjà, avant ma formation, une prédisposition nette, qui s’est ensuite développée dans un sens professionnel. Quand je n’arrivais pas à comprendre un accord, j’essayais de le trouver, différemment. Quand j’avais dix ans, une professeure du lycée de ma sœur qui adorait la musique, m’a fait un cadeau royal : la Quatrième symphonie de Mahler, en disque soixante-dix-huit tours. Cet album pesait quinze kilos ! J’ai reçu un choc d’orchestration, de lyrisme ! Cette dame, extraordinairement cultivée, nous a dit : « Je suis très amie avec un professeur allemand, qui habite Buenos Aires, qui est chef d’orchestre, pianiste, pédagogue… il est fou ! ». Elle avait raison : il était tout ça. Elle me l’a présenté et il a été mon professeur, non seulement un professeur de piano, mais un professeur de musique en général.

Cet individu n’était pas seulement un brillant pianiste mais également un très grand chef d’orchestre. Il avait beaucoup d’élèves, en tout : composition, direction d’orchestre, piano, harmonie et contrepoint. Il avait une bibliothèque extraordinaire, pas seulement de littérature, mais sur les cathédrales, de toutes les époques et de tous les pays.

On a travaillé sur une sonate de Beethoven, et à un certain moment, il m’arrête et me dit :

« L’interprétation, c’est un art. Tu t’imagines bien qu’à l’époque où Beethoven a écrit cette sonate, l’interprétation était liée à des œuvres d’art de cette époque. Quelles sont les œuvres d’art que tu connais de cette époque, en peinture, par exemple ?  Et les cathédrales ? »

Il est allé chercher des livres, avec des photos extraordinaires de cathédrales et m’a dit :

« Imagine que tu es en train de jouer une phrase de Beethoven. À cette époque-là, ils étaient en train de finir cette cathédrale. Est-ce que tu n’imagines pas que Beethoven ne le savait pas, et qu’il était fasciné par ça, comme moi, comme peut-être toi tu le seras ? »

J’ai reçu une profonde leçon artistique sur ce qu’un créateur ressent à son époque.

À vingt et un ans, j’ai quitté l’Argentine, pour m’établir à Berlin. Cela a été un choc, parce que je me suis rendu compte que tout ce que j’avais appris, l’Allemagne l’avait oublié, parce que ce n’était plus la même Allemagne. Mahler n’était plus jamais joué à l’époque. Heureusement, Bernstein est venu. Il ne dirigeait plus que Mahler (rires), donc, ça équilibrait un peu les choses. Schönberg était complètement oublié, Stravinsky aussi. C’était tous des gens qui se sont exilés pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Ce professeur, juif allemand, a réussi, non seulement à m’enseigner la musique, mais également beaucoup de choses sur l’orchestration et la composition. Il a réussi aussi à me faire aimer sa langue maternelle, ce qui fait partie de la pédagogie. C’est grâce à lui que, plus tard, je me suis dit qu’enseigner, c’était un art. Ce n’est pas un métier, c’est un art, dans lequel la psychologie et la philosophie, et tous les autres bagages culturels, sont importants. Cela a été mon cas, et ça l’est encore aujourd’hui.

Alban Berg a été pour moi une révélation, culturelle, musicale, et aussi de sensibilité. Schönberg a été plus qu’une révélation ; il a été pratiquement un maître. Mon professeur allemand a été une révélation. Il ne m’a pas simplement enseigné, il m’a montré les bases d’une vie, qui peut-être était la mienne déjà, mais que je n’arrivais pas, par mes moyens, à visualiser correctement. Lui, il l’avait visualisée et avait trouvé les moyens sensibles, psychologiques et philosophiques de m’amener à le faire.

Je suis compositeur et je suis pédagogue, et quand je joue, je ne peux pas mettre cela de côté. Je sens peut-être les chose un peu différemment. Cela ne veut pas dire que je n’aime pas jouer, que je n’aime pas écrire, que je n’aime pas avoir de bons élèves.

FL : On peut maintenant revenir au lyrisme. Qu’est-ce que tu peux en dire ?

CRA : J’ai toujours regretté que dans la musique contemporaine, je sais de quoi je parle, on ne puisse jamais chanter une partie. Depuis la deuxième partie du vingtième siècle, elle s’est mise à dénigrer directement, sauf chez Boulez peut-être, les qualités du chant, parce qu’il était trop lié au phrasé classique. Un phrasé classique, avec des intervalles qui vont de bas en haut et de haut en bas, puis au milieu, cela ne correspond pas à cette musique. On amalgame à la musique contemporaine un type d’articulation plutôt digne des instruments et non du chant.

Or Jean-Sébastien Bach a fait la même chose avec la voix, y compris avec les chœurs. Ils chantent comme des bassons, des clarinettes, des hautbois… donc ce n’est pas nouveau. La musique contemporaine l’a fait, mais avec des articulations tellement disparates, que l’oreille perçoit une totalité mais pas une partie.

Cela m’a beaucoup frappé que, dans ma musique, il existe presque tout le temps l’articulation contemporaine. Il y a deux ou trois notes qui sont là ; ce n’est pas une phrase, ce n’est pas une mélodie, c’est ce que j’appelle une cellule, un repère, avec des microphrasés qui n’aboutissent pas, mais qui sont là pour caractériser une situation, particulièrement dramatique.

Mais je comprends très bien qu’on ne veuille pas revenir à chanter des chansons enfantines, même si on peut le faire atonalement. Donc, il faut trouver un nouveau concept, une autre idée. C’est ce que j’ai essayé de créer avec des microstructures lyriques. Ce serait bien de ressentir un complexe musical comme lyrique, étant donné que le lyrisme est aussi une sensation et pas simplement un chant.

FL : Qu’en est-il de la forme ?

CFA : Je vais te faire une confidence. La forme, c’est une des choses qui peut agrandir une œuvre – dans le sens de grandeur – ou l’anéantir. C’est une chose qu’un jeune compositeur arrive mal à maîtriser. Avec l’expérience, avec des nuits blanches, des larmes, on arrive à comprendre sa véritable nature. La forme qu’on nous enseigne, à la manière de Mozart, Haydn ou même Bach, c’est une forme interchangeable, qui ne tient pas toujours compte du contexte harmonique. C’est une forme pour construire un bâtiment. On fait la première partie longue, la deuxième partie un peu plus courte, et après, la troisième partie, et avec leur mélange, on crée des étages. C’est un enseignement d’architecture primaire !

La forme, dans une pièce, ce n’est pas ça. Elle tient compte du déroulement harmonique d’abord. C’est une chose que nous avons tous, mais que nous ne mettons jamais en pratique : c’est la mémoire de l’événement qu’on vient de subir, comme forme, et qui permet d’expliquer la suite. Je prends un exemple très concret. On prend un train, et on regarde par la fenêtre. On voit la campagne, des vaches puis au loin, un village. On traverse ce village, et l’on voit une église extraordinaire, ce qui nous choque positivement. C’est ce que j’appelle « l’instant ». Il est déjà passé, mais il reste dans notre mémoire. Grâce à cet « instant », on se remémore très rapidement tout ce qu’on a vu au préalable, qui était anodin, mais qui, tout d’un coup, devient un soutien. Pour un musicien, c’est ça la vraie forme de la musique. Il se passe des choses, et tout d’un coup, si on arrive à saisir cet instant, tout ce qu’on a entendu au préalable devient partie intégrante de la suite. Je crois que cette conception peut faire évoluer la notion de forme.

FL : Qui ne soit pas un cadre a priori mais quelque chose qui…

CRA : Quelque chose qui dépende de l’existence même du parcours…

FL : Qui lui donne son énergie, en même temps. C’est à la fois l’espace et l’énergie ?

CRA : Oui, l’énergie est présente… elle joue toujours un rôle dans la musique, sinon il n’y a pas de musique.

FL : Tu l’incorpores à la forme, tu penses ensemble la forme et l’énergie ?

CRA : Oui, mais l’énergie dépend des interprètes aussi. Ce que je peux écrire, c’est la façon de pouvoir l’obtenir. On l’obtient ou on ne l’obtient pas. C’est également valable pour Chopin et Debussy.

FL : Merci beaucoup Carlos !

konstantin lifschitz au piano

Vendredi 12 août : 20h30 à l’auditorium Campra
Récital de piano, Konstantin Lifschitz
Couperin, Quatorzième Ordre
Messiaen, La Rousserolle Effarvatte (Catalogue d’oiseaux n° 7)
Seabourne, Toccata 6, Aria con variazioni
Bach, Toccatas en fa dièse mineur et sol majeur

Le Festival Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence s’achève en apothéose sur le récital de piano donné par Konstantin Lifschitz. Apothéose pianistique, en ce que le potentiel acoustique de l’instrument, couleurs et résonnances au premier chef, est maîtrisé de main de maître. Apothéose stylistique également, en ce que le répertoire baroque est réinterrogé par le répertoire contemporain. Apothéose thématique enfin, car l’oiseau plane au-dessus de l’ensemble des pièces assemblées savamment par le pianiste. Ce dernier est un artiste qui interprète la musique comme « main dans la main » avec ses créateurs, voire avec le Créateur, tant son exigence artistique relève d’une ascèse, d’un exercice spirituel.
L’entrée dans le Quatorzième Ordre du compositeur-claveciniste qu’est Couperin procède d’une lente manducation – digestion -, d’un enroulement lent des notes principales autour de leurs ornementations, comme si les unes et les autres devenaient indistinctes au profit d’une phrase musicale infiniment souple. Les mains du pianiste s’ouvrent et se ferment comme peuvent le faire les ailes d’un oiseau, chaque doigt devenant une petite plume trempée dans l’encre luminescente des sonorités. Des motifs obsédants, cellulaires, jaillissent des textures, révélant la géométrie secrète de la musique de Couperin, justifiant le transfert du clavecin au piano. La pédale sostenuto est utilisée avec finesse afin d’enrober certains sons d’un fil de soie translucide, cotonneux ou perlé. Le pianiste aborde la suite des pièces formant un Ordre comme une microcosmie, tandis qu’il attaque chaque pièce dans la résonance de la précédente, avec une patte de velours, griffant le clavier de manière câline, ou avec des chaussons de satin virevoltant avant de retomber sur leur pointe. Une longue vibration vient clore le recueil sur le son fondamental, la tonalité de l’Ordre, germe d’où toute la musique sort et retourne.
Lifschitz entre alors dans l’univers d’ornithologue (et d’entomologiste) de Messiaen, avec La Rousserolle Effarvatte extrait du Catalogue d’oiseaux (1956-1958). Cette pièce unique, d’une trentaine de minutes, est située au centre de l’immense recueil (2h30). Les couleurs que le pianiste extrait de l’instrument ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit de la journée ou de la nuit, en accord avec le langage musical de Messiaen, à la fois naturaliste et symbolique, objectif et subjectif. Les chants d’oiseaux sont copiés à même la nature, tandis que le compositeur y associe les couleurs propres à son écoute visuelle : synesthésique. Elles diffèrent en fonction de la lumière qui baigne les étangs et les marais de Sologne (où vit la rousserolle effarvatte). Lifschitz donne de l’œuvre une version débarrassée de tout « messianisme », en révèle l’épure, en réinvente la pâte de verre. Bec, pattes et plectres y accomplissent leur travail sur le clavier tandis que vont et viennent des sons-volatiles dans cette grande volière que devient le piano. L’auditoire entre ainsi dans « le temps de l’oiseau » (expression de Messiaen), qui s’écoule aux confins des limites du son et du silence, des seuils de perceptibilité de la musique. Le pianiste, par l’usage de la pédale, parvient à faire tournoyer la vibration, à laisser s’éteindre progressivement, un à un, les formants du son, à laisser s’exprimer in fine un instrument auquel il laisse libre court. La musique est alors prise dans les rets de l’instrument. Si l’écoute devient regard avec Messiaen, le spectaculaire devient ascèse avec Lifschitz.
Après l’entracte, Lifschitz donne en création mondiale la Toccata 6, Aria con variazioni du compositeur contemporain Seabourne. Elle résonne dans le puissant sillage du Messiaen du Catalogue d’Oiseaux, auprès duquel elle semble être moins radicale, sur le plan des modes de jeu comme du langage. Surgissent néanmoins des couleurs propres à l’univers du compositeur. Le jeu de Lifschitz y relève d’un geste de créateur, de chef d’orchestre-compositeur, tandis que l’œuvre est traversée par un esprit de géométrie, une mathématique secrète faite de droites, d’arêtes et d’angles de toutes sortes. Elle possède également une saveur néo-tonale, un mélodisme qui questionne toute la tradition musicale et confère à l’œuvre une grande douceur.
Le programme construit autour du geste instrumental de toccare, « l’art de toucher le piano », s’achève par un retour au baroque et à Bach avec les Toccatas en fa dièse mineur et sol majeur. Le fil invisible qui parcourt la programmation, la toccata, prend, avec Lifschitz, les deux sens de toucher le clavier et d’être touché par la musique qui s’en dégage. C’est comme si le piano devenait une immense oreille, à l’écoute du monde intérieur de l’interprète. La main, comme avec Couperin, se resserre sur elle-même pour produire le murmure fondateur de toute sonorité, et accomplit dans le temps réel de l’interprétation, une géophonie (la géographie du son), une architecture sonore idéale.
Les deux bis donnés par le pianiste sont des morceaux choisis, Les roseaux de Couperin, qui peuplent aussi les étangs de Sologne du Catalogue d’oiseaux de Messiaen, et C’est ainsi que les oiseaux tombent de Seabourne. Les couleurs que Lifschitz en extrait sont des pigments avec lesquels les peintres exécutent des ciels au plafond des palais, aussi énigmatiquement ordonnés que des vols de martinets.
Cette clôture de Festival est un hommage au piano, à ses racines comme à son futur, tandis que tradition et modernité s’y étirent réciproquement. Ce concert aura été plus que mémorable, il aura été historique.

Jeudi 11 août : 20h30 à l’auditorium Campra

Récital de piano
Schubert, Sonate en la mineur, D784
Chopin, Polonaise Fantaisie opus 62 en la bémol majeur
Debussy, Toccata
Entracte
Chopin, Sonate n° 2 en si bémol mineur opus 35
Balakirev, Islamey, fantaisie orientale
Nicolas Bourdoncle : piano

C’est à un voyage à travers le temps de la musique, sa durée particulière, que nous invite le jeune pianiste Nicolas Bourdoncle, déjà aguerri à l’exercice de la scène, en récital, en musique de chambre comme en musique concertante.
Le programme de cet avant-dernier récital du Festival Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence, est construit autour des grands genres investis par la musique pour piano : la musique pure, la musique entretenant un rapport avec un propos, une origine, et, à l’articulation des deux, le genre particulier de la fantaisie, qui entretient un rapport privilégié avec l’imagination créatrice, pour le compositeur, l’interprète et l’auditeur. Toutes ces œuvres opposent une matière chaotique, fiévreuse ou complexe au miracle de la cantilène, lumineuse et sereine, qui vient parler directement dans le cœur des Hommes.
C’est le triple défi que relève avec puissance et assurance le jeune soliste, dont on perçoit le souffle, littéralement et symboliquement, aux moments les plus structurants des œuvres, là où se joue leur cohérence formelle et leur expressivité.
Le Schubert de la Sonate en la mineur, D784, fait repartir le wanderer, dans ses trois mouvements, faits d’oscillations entre lumière et ténèbres. Le wanderer (le personnage de l’errant) est comme le double du compositeur, qui jamais ne parvient à installer dans la durée ses moments de sérénité. Le soliste parvient à exprimer le « sensible de soi » qui tourmente Schubert. Il se traduit par une manière d’organiser l’œuvre autour de notes répétées, battements de cœur en attente, auxquels s’opposent de nombreux soubresauts. Dans les fugitifs moments de grâce, le regard du pianiste s’envole vers les cintres de la scène. Il semble illustrer le conseil de l’astrophysicien Stephen Hawking, théoricien d’une autre manière de concevoir les liens entre l’espace et le temps : « Rappelez-vous de regarder les étoiles et non vos pieds ».
Avec la Polonaise-Fantaisie de Chopin se poursuit le questionnement de la longue durée, d’une matière qui s’écoule, d’une confidence qui s’écoute. La main aux longs doigts de Chopin est intégrée par l’interprète qui parvient à faire frissonner les touches du clavier, d’où se libèrent des poussières d’étoiles. La Fantaisie relève d’une musique de climats, d’ambiances, que l’oreille reçoit tout entiers. Le rythme de polonaise, fugitivement évoqué, se transforme, par l’interprétation de Nicolas Bourdoncle, en obsession cathartique.
C’est alors que la Toccata de Debussy en prolonge les effets. La dimension gestuelle, virtuose, « de bravoure » disparaît, dès que s’élève un chant qui semble se souvenir de l’aube de la musique, de ses premiers pas hésitants, de ses couleurs arc-en-ciel.
Après l’entracte vient le crépuscule, avec la Sonate n° 2 en si bémol mineur de Chopin, dite Funèbre, alors que le voyage du wanderer touche à sa fin, et que le temps fuit inexorablement. Le pianiste parvient à donner aux cellules rythmiques qui parsèment les différents moments de l’œuvre, en particulier le premier mouvement, une énergie interne qui leur permettent de tournoyer sur elles-mêmes, avant de trouver l’issue fatale. Vient la marche funèbre qui illustre le « noir dessin » du compositeur, auquel s’oppose encore le miracle de la cantilène centrale, véritable « point de rosée » de l’ensemble de la sonate, s’achèvant dans un souffle terrible. Le pianiste, pourtant, parvient à retenir de cette étoile filante – par d’infimes mouvements digitaux – des bribes de chant qui viennent consoler l’auditeur.
Surgit alors de ce bouillonnement la fantaisie orientale Islamey de Balakirev. Dans cette œuvre également, l’interprète « fait lumière de tout bois », tandis qu’une cantilène s’élève encore d’une aube calme, au-dessus des eaux brumeuses de la résonance. Le temps file entre les doigts du pianiste, qui agence octaves et glissandi, comme si l’œuvre était une grande toccata.
Après ce déluge pianistique, Nicolas Bourdoncle, très applaudi, propose deux bis chopiniens, « pour changer d’ambiance », dit-il. Elles n’en reposent pas moins, judicieusement, l’un sur la répétition obsédante, l’autre sur l’essence nocturne d’un compositeur débarrassé de son image de pianiste de salon. Avec ces œuvres, courtes mais denses, le piano se referme alors dans son bel écrin.