Entretien avec Carlos Roque Alsina
L’entretien est effectué par Florence Lethurgez en 2019 à Aix-en-Provence, dans le cadre du Festival Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence. L’entretien est structuré en deux volets : la « carrière » de compositeur-concertiste-pédagogue et le « lyrisme » dans l’œuvre du compositeur. Cet entretien met aujourd’hui en perspective le concert 30 juillet 2022, qui gravitait autour de Carlos Roque Alsina, pour marquer les trente ans du festival.
FL : En lisant ta biographie attentivement, il y a une dimension qui m’a intéressée. Pourrais-tu me dire comment tu articules, dans ta vie, aujourd’hui, le piano, la composition et l’enseignement ?
CRA : Chaque exemple que je peux te donner a une histoire. Et derrière une histoire il y a d’autres histoires. Dans l’art en général, les choses sont beaucoup plus multiformes. Je ne veux pas parler de complexité parce que tout est complexe.
FL : Le vivant est complexe.
CRA : L’être humain est complexe, à un point qu’on n’est pas encore arrivé à discerner… je veux parler de la sensibilité du musicien. Un musicien, ou il est sensible, ou il n’est pas musicien. La musique est fondée sur la perception sonore. La perception sonore, ce n’est pas que les hauteurs, le volume, le timbre. La perception sonore, c’est aussi quelque chose qui caractérise les sensations que l’on reçoit. Grâce à la perception, on reçoit quelque chose, qui s’articule dans une zone sensible à ces types de signaux, qui sont des signaux sonores. Par conséquent, ce type d’activité n’est malheureusement pas donné à tout le monde. Cela ne veut pas dire que l’on soit plus ou moins intelligent, mais ce n’est pas donné à tout le monde.
Me concernant personnellement, je peux te dire que je n’ai pas fait une « carrière ». J’ai joué partout. J’ai été, en tant que compositeur, soutenu par des commandes partout. J’ai enseigné partout. J’ai été jury, pas partout, mais presque. Donc ces trois activités – pédagogie, composition et interprétation – m’ont poursuivies toute ma vie. Mener tout cela de front empêche d’avoir une « carrière ». Quand on est jeune, on imagine qu’on peut tout faire. Or, quand on pénètre dans la composition, quand on a une commande importante d’orchestre, cela prend au minimum neuf à douze mois… entretemps, je dois continuer à enseigner, à faire des concerts… quelle erreur ! Le fait d’enseigner implique aussi des sentiments très puissants, de la part de l’élève au professeur et de la part du professeur à l’élève. Une fois que tu rentres à la maison, tu as la musique que tu as enseignée tout le temps en tête, et tu ne peux pas écrire une note. Le lendemain, c’est pareil. C’est pire encore, quand on prépare un bon récital. On doit beaucoup travailler, apprendre par cœur les partitions, même si on a des facilités. Ce sont des choses qui n’entrent pas dans la logique de la composition.
Mais j’ai réussi jusqu’à aujourd’hui à m’inscrire dans cette trajectoire. Je ne parle pas de « carrière », parce qu’il n’y a pas une carrière qui associe la pédagogie, l’instrument et la création. Dans le travail, il est difficile de tout anticiper sans que cela puisse parfois être au détriment d’autre chose, aussi important qu’un concert par exemple.
C’est le côté logique de ma réponse à ta question.
Mais il y a un côté personnel, qui est peut-être aussi important. Autant j’aime le piano, autant je m’aperçois que, à côté de la composition, cela ne tient pas.
Quand on est arrivé à enseigner, à transmettre, le pouvoir magique de la création musicale émerge avec force dans toute sa dimension et profondeur artistique – cela est bien-sûr valable tant pour la musique classique que contemporaine – On se rend alors compte que faire un bon récital, cela fait plaisir, puis au bout de quarante-huit heures c’est terminé.
La composition implique beaucoup de temps et de réflexion. Tu te rends compte qu’en deux ou trois ans tu as écrit seulement trois ou quatre pièces, et qu’une de ces quatre apporte peut-être quelque chose de transcendant… alors, il n’y a pas de comparaison. Je laisse de côté l’enseignement, parce que pour moi, c’est une passion, et comme toute passion, sa valeur n’est pas mesurable.
Adolescent, j’ai découvert les débuts de la musique contemporaine. J’ai découvert Arnold Schönberg, Alban Berg et Anton Webern, la trilogie viennoise. J’étais fasciné par le côté lyrique d’Alban Berg. Même s’il a très peu écrit, tout ce qu’il a écrit est lyrique, en particulier dans ses phrasés d’orchestre. Cela m’a fasciné de voir à quel point ce lyrisme me touchait. Sa musique me touchait comme s’il était un grand ami. J’ai commencé, avec le peu d’argent que j’avais à l’époque, à essayer de trouver ses partitions et à les étudier, à écouter le peu qu’on pouvait écouter de lui à l’époque. Avec mon premier vrai salaire, à dix-huit ans, je me suis acheté la partition du Wozzeck. C’était une merveille d’orchestration, propre au compositeur, et qui ne pourrait pas être adaptée ensuite à d’autres compositeurs. On peut inscrire l’orchestration de Beethoven dans une évolution historique ; avec Alban Berg, ce n’est pas possible.
FL : Pourrais-tu me décrire le lyrisme de Berg ? Et qu’est-ce que tu entends par lyrisme dans tes pièces ?
CRA : L’amitié que j’ai ressentie, en tant que jeune compositeur, avec Alban Berg, ne se traduit pas dans ma musique, mais, c’est une force. En revanche, plus tard, j’ai travaillé beaucoup Schönberg. C’est une des merveilles de l’histoire de la musique, pas encore assez compris, non seulement comme compositeur, mais comme enseignant, chef d’orchestre, comme tout. C’était un « monstre », et sa personnalité m’a énormément touché, beaucoup plus qu’Alban Berg. Mais il n’aurait jamais pu être mon ami ; il aurait certainement pu être mon professeur.
Quand tu prends conscience du pouvoir que tu peux avoir en tant que créateur, toutes proportions gardées, je ne suis ni Schönberg ni Berg, tu te sens obligé de réduire tes activités, parce que tu te rends compte de la disproportion qui existe entre un bon concert et une grande œuvre !
FL : Aujourd’hui, tu évalues les choses en disant : finalement, c’est la composition qui est l’activité la plus importante pour moi, mais dans ton histoire, qu’est ce qui a fait que tu as maintenu les trois activités ?
CRA : Ma misérable inconscience ! Je peux t’affirmer que je suis né musicien. Avant d’être formé à la musique, j’étais déjà musicien. Il y avait un vieux piano à la maison et je m’y suis accroché à deux ans et demi. J’improvisais tonalement, sans aucun professeur. J’ai appris par l’oreille, chose qui est indispensable pour un musicien. Donc, il y avait déjà, avant ma formation, une prédisposition nette, qui s’est ensuite développée dans un sens professionnel. Quand je n’arrivais pas à comprendre un accord, j’essayais de le trouver, différemment. Quand j’avais dix ans, une professeure du lycée de ma sœur qui adorait la musique, m’a fait un cadeau royal : la Quatrième symphonie de Mahler, en disque soixante-dix-huit tours. Cet album pesait quinze kilos ! J’ai reçu un choc d’orchestration, de lyrisme ! Cette dame, extraordinairement cultivée, nous a dit : « Je suis très amie avec un professeur allemand, qui habite Buenos Aires, qui est chef d’orchestre, pianiste, pédagogue… il est fou ! ». Elle avait raison : il était tout ça. Elle me l’a présenté et il a été mon professeur, non seulement un professeur de piano, mais un professeur de musique en général.
Cet individu n’était pas seulement un brillant pianiste mais également un très grand chef d’orchestre. Il avait beaucoup d’élèves, en tout : composition, direction d’orchestre, piano, harmonie et contrepoint. Il avait une bibliothèque extraordinaire, pas seulement de littérature, mais sur les cathédrales, de toutes les époques et de tous les pays.
On a travaillé sur une sonate de Beethoven, et à un certain moment, il m’arrête et me dit :
« L’interprétation, c’est un art. Tu t’imagines bien qu’à l’époque où Beethoven a écrit cette sonate, l’interprétation était liée à des œuvres d’art de cette époque. Quelles sont les œuvres d’art que tu connais de cette époque, en peinture, par exemple ? Et les cathédrales ? »
Il est allé chercher des livres, avec des photos extraordinaires de cathédrales et m’a dit :
« Imagine que tu es en train de jouer une phrase de Beethoven. À cette époque-là, ils étaient en train de finir cette cathédrale. Est-ce que tu n’imagines pas que Beethoven ne le savait pas, et qu’il était fasciné par ça, comme moi, comme peut-être toi tu le seras ? »
J’ai reçu une profonde leçon artistique sur ce qu’un créateur ressent à son époque.
À vingt et un ans, j’ai quitté l’Argentine, pour m’établir à Berlin. Cela a été un choc, parce que je me suis rendu compte que tout ce que j’avais appris, l’Allemagne l’avait oublié, parce que ce n’était plus la même Allemagne. Mahler n’était plus jamais joué à l’époque. Heureusement, Bernstein est venu. Il ne dirigeait plus que Mahler (rires), donc, ça équilibrait un peu les choses. Schönberg était complètement oublié, Stravinsky aussi. C’était tous des gens qui se sont exilés pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Ce professeur, juif allemand, a réussi, non seulement à m’enseigner la musique, mais également beaucoup de choses sur l’orchestration et la composition. Il a réussi aussi à me faire aimer sa langue maternelle, ce qui fait partie de la pédagogie. C’est grâce à lui que, plus tard, je me suis dit qu’enseigner, c’était un art. Ce n’est pas un métier, c’est un art, dans lequel la psychologie et la philosophie, et tous les autres bagages culturels, sont importants. Cela a été mon cas, et ça l’est encore aujourd’hui.
Alban Berg a été pour moi une révélation, culturelle, musicale, et aussi de sensibilité. Schönberg a été plus qu’une révélation ; il a été pratiquement un maître. Mon professeur allemand a été une révélation. Il ne m’a pas simplement enseigné, il m’a montré les bases d’une vie, qui peut-être était la mienne déjà, mais que je n’arrivais pas, par mes moyens, à visualiser correctement. Lui, il l’avait visualisée et avait trouvé les moyens sensibles, psychologiques et philosophiques de m’amener à le faire.
Je suis compositeur et je suis pédagogue, et quand je joue, je ne peux pas mettre cela de côté. Je sens peut-être les chose un peu différemment. Cela ne veut pas dire que je n’aime pas jouer, que je n’aime pas écrire, que je n’aime pas avoir de bons élèves.
FL : On peut maintenant revenir au lyrisme. Qu’est-ce que tu peux en dire ?
CRA : J’ai toujours regretté que dans la musique contemporaine, je sais de quoi je parle, on ne puisse jamais chanter une partie. Depuis la deuxième partie du vingtième siècle, elle s’est mise à dénigrer directement, sauf chez Boulez peut-être, les qualités du chant, parce qu’il était trop lié au phrasé classique. Un phrasé classique, avec des intervalles qui vont de bas en haut et de haut en bas, puis au milieu, cela ne correspond pas à cette musique. On amalgame à la musique contemporaine un type d’articulation plutôt digne des instruments et non du chant.
Or Jean-Sébastien Bach a fait la même chose avec la voix, y compris avec les chœurs. Ils chantent comme des bassons, des clarinettes, des hautbois… donc ce n’est pas nouveau. La musique contemporaine l’a fait, mais avec des articulations tellement disparates, que l’oreille perçoit une totalité mais pas une partie.
Cela m’a beaucoup frappé que, dans ma musique, il existe presque tout le temps l’articulation contemporaine. Il y a deux ou trois notes qui sont là ; ce n’est pas une phrase, ce n’est pas une mélodie, c’est ce que j’appelle une cellule, un repère, avec des microphrasés qui n’aboutissent pas, mais qui sont là pour caractériser une situation, particulièrement dramatique.
Mais je comprends très bien qu’on ne veuille pas revenir à chanter des chansons enfantines, même si on peut le faire atonalement. Donc, il faut trouver un nouveau concept, une autre idée. C’est ce que j’ai essayé de créer avec des microstructures lyriques. Ce serait bien de ressentir un complexe musical comme lyrique, étant donné que le lyrisme est aussi une sensation et pas simplement un chant.
FL : Qu’en est-il de la forme ?
CFA : Je vais te faire une confidence. La forme, c’est une des choses qui peut agrandir une œuvre – dans le sens de grandeur – ou l’anéantir. C’est une chose qu’un jeune compositeur arrive mal à maîtriser. Avec l’expérience, avec des nuits blanches, des larmes, on arrive à comprendre sa véritable nature. La forme qu’on nous enseigne, à la manière de Mozart, Haydn ou même Bach, c’est une forme interchangeable, qui ne tient pas toujours compte du contexte harmonique. C’est une forme pour construire un bâtiment. On fait la première partie longue, la deuxième partie un peu plus courte, et après, la troisième partie, et avec leur mélange, on crée des étages. C’est un enseignement d’architecture primaire !
La forme, dans une pièce, ce n’est pas ça. Elle tient compte du déroulement harmonique d’abord. C’est une chose que nous avons tous, mais que nous ne mettons jamais en pratique : c’est la mémoire de l’événement qu’on vient de subir, comme forme, et qui permet d’expliquer la suite. Je prends un exemple très concret. On prend un train, et on regarde par la fenêtre. On voit la campagne, des vaches puis au loin, un village. On traverse ce village, et l’on voit une église extraordinaire, ce qui nous choque positivement. C’est ce que j’appelle « l’instant ». Il est déjà passé, mais il reste dans notre mémoire. Grâce à cet « instant », on se remémore très rapidement tout ce qu’on a vu au préalable, qui était anodin, mais qui, tout d’un coup, devient un soutien. Pour un musicien, c’est ça la vraie forme de la musique. Il se passe des choses, et tout d’un coup, si on arrive à saisir cet instant, tout ce qu’on a entendu au préalable devient partie intégrante de la suite. Je crois que cette conception peut faire évoluer la notion de forme.
FL : Qui ne soit pas un cadre a priori mais quelque chose qui…
CRA : Quelque chose qui dépende de l’existence même du parcours…
FL : Qui lui donne son énergie, en même temps. C’est à la fois l’espace et l’énergie ?
CRA : Oui, l’énergie est présente… elle joue toujours un rôle dans la musique, sinon il n’y a pas de musique.
FL : Tu l’incorpores à la forme, tu penses ensemble la forme et l’énergie ?
CRA : Oui, mais l’énergie dépend des interprètes aussi. Ce que je peux écrire, c’est la façon de pouvoir l’obtenir. On l’obtient ou on ne l’obtient pas. C’est également valable pour Chopin et Debussy.
FL : Merci beaucoup Carlos !