Trois solistes, trois collègues professeurs au Conservatoire Darius Milhaud d’Aix-en-Provence, répondent à l’appel du territoire, celui, emblématique de la montagne Sainte-Victoire, et de ses villages emplis d’histoire et de géographie, d’ancêtres et de paysages.
Certaines de ces communes sont administrées par des équipes municipales qui n’ont pas peur de rêver, et de tout mettre en œuvre pour réaliser ces derniers, notamment sur le plan culturel et artistique. Des publics, a priori improbables, viennent à la rencontre de la dite « grande musique », ici la musique classique version chambriste, genre particulièrement raffiné et affuté.
Cette musique prend vie dans l’écrin consacré, dans la commune de Puyloubier, au spectacle vivant : la Salle des Vertus. Un public aussi fidèle qu’engagé, de toutes générations, répond à l’appel d’une politique culturelle cohérente et imaginative, qui résulte de synergies avec d’autres forces culturelles communales, telle la médiathèque, ainsi qu’avec des partenariats féconds et serrés, telles Les nuits pianistiques d’Aix-en-Provence.
Notre association, qui a déjà fait résonner, avant la Covid 19, l’acoustique de cette salle techniquement équipée, à la jauge honorable de 200 places, réunit, en cette soirée du 25 mars 2023, Pierre Stéphane Schmidlet au violon, Frédéric Lagarde au violoncelle et Olivier Lechardeur au piano.
Une mise en perspective de deux immenses compositeurs, Beethoven et Brahms, s’appuie sur trois opus célèbres, à juste titre, pour leur apport central, en termes de stratégies compositionnelles : le Sonate pour violoncelle et piano n° 3 opus 69 en la majeur de Beethoven, la Sonate pour violon et piano n ° 3 opus 108 en ré mineur de Brahms, enfin, après l’entracte, le Trio pour piano, violon et violoncelle n° 1 opus 8 en si majeur du même Brahms.
Le premier opus réunit le piano au violoncelle, ce dernier faisant face frontalement au public. De subtils mouvements – œil droit du pianiste, oreille gauche du violoncelliste – permettent l’ajustement des instrumentistes, d’autant plus nécessaire que l’écriture de Beethoven est fondée sur une claire succession de séquences thématiques et motiviques.
Côté violoncelle, l’archet, ample et expressif, est particulièrement mis au travail, pour restituer par-delà l’écriture tonale classique, un timbre nuancé, aérien ou rauque, en fonction de l’avancée des mouvements propres à la forme sonate. Le placement en deuxième position du scherzo, habituellement en troisième position, vient signifier que l’œuvre est animée par une intense énergie vitale, que les solistes accueillent et transmettent.
En dialogue bien calibré avec la partie de piano, le travail thématique du compositeur est au cœur de leur interprétation. Le travail d’écoute intérieure du compositeur est restitué, notamment par la production de silences qui galbent les pourtours sonores (Mouvement 1). Les syncopes – les contretemps – que marquent l’un et l’autre instrument, portent l’énergie globale de la sonate. Elles sont prolongées par des modes de jeu obsessionnels, trilles et oppositions de tessitures, de l’ultra-grave au suraigu. Le tempo adopté, relativement lent, rend lisible la logique compositionnelle quasi moderniste de l’oeuvre, tandis que le troisième mouvement, plus lyrique, déroule sa cantilène, avant de pétiller et de s’autoriser, finalement, quelques frottements bien sentis, alla hungarese.
Le second opus repose sur un duo piano-violon, au placement singulier. Loin d’être disposé face au public, le violoniste, tenant son instrument à gauche, se rapproche de la courbe ventrale du piano et présente, comme avec une douce révérence, l’âme de son violon au regard du public. Ainsi, les regards et les vibrations s’entrecroisent plus directement.
Cela convient particulièrement à la matière composée par Brahms, dans laquelle les découpes nettes et les séquences symétriques, sont enrobées par une écriture fluide et dense. Une autre énergie s’installe, faite de ferveur, d’insistance et d’urgence, qui semble creuser l’intérieur du son, en révéler la diversité et l’épaisseur. Le dialogue clair, type mélodie accompagnée, laisse place à l’osmose, au continuum entre les deux instruments, au profit du timbre, dimension particulièrement structurante de l’œuvre brahmsienne. L’action musicale se passe entre les limites de l’aigu et du grave, sans les opposer frontalement, comme chez Beethoven.
Les solistes soulignent avec acuité les bribes de canzonetta dont le compositeur parsème sa musique, avec une certaine nostalgie. Paradoxalement, le scherzo est sagement à sa place, tandis que des fulgurances fantasques ou fantomatiques traversent la partition. Le questionnement, le doute, habite fondamentalement cette musique, en particulier dans le quatrième mouvement, dont la monumentalité n’est que de façade. Les instrumentistes semblent arpenter les grands territoires du son, jusqu’au choral final, à l’écriture verticale, hiératique et sacrée.
Les trois musiciens sont réunis, pour finir, dans un trio du même Brahms, avec un placement singulier : violoncelle à gauche et violon à droite, proche de l’antre de piano, ce qui rééquilibre le ternaire instrumental de manière heureuse. Ils obtiennent de la réunion de leurs instruments une pâte quasi orchestrale, depuis le moteur du piano et les contrechants des cordes.
Le violon déploie un medium particulièrement expressif, tandis que le violoncelle répond aux accents dramatiques du piano, avant de s’alléger, prendre de la hauteur et produire des aigus de chanterelle.
De longues plages sonores, tendues, chevauchées fantasques (troisième mouvement) attendent leur résolution conclusive, ce qui demande aux chambristes de doser les dynamiques, de sonder, en géologue, les profondeurs de leurs sons assemblés et sédimentés. Les retours thématiques reposent sur un art de la liaison que le violoniste offre à ses partenaires. Une vibration caressante permet au temps et au tempo d’être suspendus aux accords méditatifs du piano, tandis que la musique se laisse traverser par l’ombre et la lumière. Les archets deviennent des antennes, le piano un grand haut-parleur dans le final, alors que le sommet sonore et expressif de l’œuvre est définitivement atteint.
De longs applaudissements ponctuent cette leçon d’écriture donnée par les trois artistes. Le public obtient un bis, plus sage et bien chantant : Miniature de Frank Bridge, avant de partager le verre de l’amitié.

Florence Lethurgez
Musicologue

Le pianiste italien Maurizio Moretta offre en matinée dominicale, dans l’un des salons feutrés du Grand Hôtel du Roi René, un programme chronologique, qui de Mozart à Debussy, est appréhendé avec une digitalité précise et ciselée.
La Fantaisie n° 3 K397 en ré mineur de Mozart permet à l’interprète d’égrainer des notes, paraissant librement disposées sur la partition, avec éclat et profondeur, donnant la parole à tel ou tel personnage, tel ou tel thème, comme s’il s’agissait d’un théâtre miniature. Les éléments que comporte une œuvre influencée par l’empfindsamkeit (le style sensible et ses accents lyriques et expressifs) sont soigneusement soulignés, depuis une main structurée pour ce langage fait de gammes, d’arpèges et de basses d’Alberti.
Ce langage est encore à l’œuvre, dans la Sonata n°14 “Quasi una fantasia” en do dièse mineur de Beethoven, même si le compositeur s’éloigne déjà des codes formels propre à la sonate classique. Aussi, chaque paramètre tonal est travaillé avec clarté par le pianiste, qui souligne les strates sonores, les oppositions de tessiture, les ruptures rythmiques et mélodiques. L’attirance vers l’abime clôt le premier mouvement, tandis que le deuxième respecte un tempo relativement lent, qui permet d’apprécier son écriture faussement simple, ses syncopes et ses modes d’attaque. Le prestissimo est éruptif, l’élément mélodique bien isolé, en regard du fracas des graves et des rythmes chaotiques. La pédale – l’artiste mobilise les trois – permet de dessiner de longues plages de résonnances. Le piano sonne de manière granitique, depuis des doigts qui actionnent le clavier de manière solide et verticale.
Ce toucher vient rencontrer l’univers de Chopin, dans trois opus : le Nocturne n° 2 opus 9 en mi bémol majeur, le Nocturne n° 2 opus 27 en ré bémol majeur puis la Fantaisie-Impromptu opus posthume 66 en do dièse mineur. L’écriture contrapuntique et rigoureuse qui s’allie au lyrisme et à la poésie chez le compositeur polonais, est l’objet d’une relecture qui souligne la profondeur de la basse harmonique ainsi que les changements de tonalités. La mélodie semble sourdre de l’accompagnement plutôt que l’inverse, l’artiste cherchant à révéler l’architecture profonde des œuvres. Ainsi, le legato est plus harmonique que mélodique, ce qui exige un contrôle particulièrement fin de la pédale. La main s’empare du clavier, plus qu’elle ne le caresse, en particulier dans l’apothéose de perles blanches et noires qu’est la Fantaisie-Impromptu.
L’Arabesque n° 1 de Debussy apporte un retour au calme. Le chant s’enchevêtre à l’harmonie, écriture que le pianiste appréhende en travaillant les résonnances, les délitements mélodiques, sans céder aux facilités, comme il se doit chez Debussy, du lyrisme.
Deux bis, demandés avec empressement par le public, viennent clore le récital, à la manière d’un salon romantique. La valse du petit chien (Minute Waltz) de Chopin met en valeur le jeu sonore et perlé de l’artiste. Ce dernier rend enfin hommage à ses origines, avec la pièce de genre Le lac de Côme de Galos (El lago de Como), qui repose sur l’évocation digitale de ses eaux fraiches et joyeuses.

Florence Lethurgez
Musicologue