L’auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud d’Aix-en-Provence fait salle comble ce premier vendredi du mois de mai, le public étant venu nombreux assister à un récital d’exception. Il est donné par le pianiste français Michel Bourdoncle, concertiste, professeur et directeur artistique du Festival-Académie des Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence. L’auditoire est également diversifié, mêlant les âges et les profils : élèves, parents, mélomanes habitués ou non du festival, public en provenance de l’étranger venu en groupe…
Un musicologue, lui-même pianiste, Philippe Gueit, vient présenter le concert et préciser son originalité. Il s’agit d’un concert anniversaire dont la programmation retrace les étapes les plus importantes d’un parcours musical de quarante ans, pour ce qui est de la scène, de trente-cinq ans pour l’enseignement, et de trente et un ans enfin, pour la direction artistique d’un événement tel que Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence. Philippe Gueit extrait ensuite le fil directeur de la programmation, qui, au-delà des questions de virtuosité et d’expression, de formes et de couleurs, montre l’attachement profond du musicien au voyage. Ce cheminement à travers les œuvres, comme à travers les territoires, à échelle universelle, qu’il s’agisse de l’Europe, de l’Asie ou des Amériques, fait de Michel Bourdoncle un pianiste de stature internationale, qui pourtant, confiera Philippe Gueit, s’efface derrière la musique, qu’il sert avec passion, engagement et générosité. La dimension transocéanique qui s’offre à entendre derrière les œuvres – d’un anonyme chinois jusqu’à Gershwin en passant par Prokofiev – constitue un enjeu fort de notre époque, qui voit la guerre revenir en Europe ainsi que les équilibres entre les continents se transformer.
Le jeu de Michel Bourdoncle est fondamentalement respectueux du texte, dont il cherche à extraire l’essence émotionnelle. Engagement des épaules, rondeurs des bras, souplesse digitale permettent à deux Intermezzi de l’opus 118 de Brahms d’ouvrir avec une douce puissance l’espace acoustique. Une pièce de Déodat de Séverac, Les muletiers devant le christ de Livia, devient sous ses doigts l’assemblage subtile du profane et du sacré, dont le chant ne fait plus qu’un. Même unité dans La Vallée d’Obermann de Liszt, lente apothéose subtilement dosée, par un interprète maitre des dynamiques, jusqu’à l’extase. Une libération des énergies survient avec la version pour piano seul de La Rhapsodie in blue de Gershwin. Et c’est par une intelligence de la sonorité du piano et du rôle qu’y joue la pédale, dans la transparence ou l’opacité, que Michel Bourdoncle parvient à traverser les mondes, jusqu’aux deux Préludes Brouillards, Bruyères (Livre 2) de Debussy. Le goût de ce dernier, passionné par l’Asie, ses modes et ses sonorités de Gamelan, se retrouve dans la pièce d’un Anonyme chinois, Yan quan san die. Michel Bourdoncle joue très régulièrement en Chine, et peut, de l’intérieur, restituer le syncrétisme entre orient et occident tel qu’il existe musicalement. De l’Est résonne enfin l’intense Sonate n° 7 en si bémol majeur opus 83 de Prokofiev, dont le final martelé, mais toujours avec humanisme, préfigure les urgences et crises de notre temps.
À ce concert original correspond un dispositif de communication original, sous la forme d’un « bord de scène » autour de l’artiste, présenté par Philippe Gueit, conçu et animé par deux membres de l’association Musiques Échanges, dont Anne-Marie Ortiz, membre bienfaiteur de l’association, chargée de sa communication. Quelques questions sur le parcours du musicien, ses origines, ses activités et ses projets, proviennent des protagonistes scéniques. Le pianiste y répond en rendant avant tout hommage à ce que les autres lui ont apporté, de ses premiers enseignants aux grands modèles et amis, en prenant tout d’abord le soin de remercier ses parents. Mais les questions les plus pertinentes et exigeantes viennent de la salle elle-même, le public étant curieux de savoir par exemple ce qu’il se passe dans la tête d’un interprète pendant l’exécution. Le « bord de scène » prend alors les contours d’une véritable Master Classe, tandis que tel élève interroge Michel Bourdoncle sur l’évolution de son interprétation de la sonate de Prokofiev, et que telle autre, d’origine Russe, lui demande quelle œuvre serait représentative des circonstances critiques de notre époque. Chaque réponse de l’artiste est ponctuée par des applaudissements, tandis que la soirée, aussi flamboyante qu’intimiste, s’achève aux alentours de minuit, après une heure de musiques-échanges entre la scène, la salle et peut-être même les coulisses.
Florence Lethurgez, musicologue