Le piano, instrument solitaire ou de solitaire, permet également de faire de nombreuses combinaisons amicales, confraternelles, collégiales. C’est dans cette dimension, profondément humaniste, que s’inscrit le concert offert par l’association Arpegionne, dans la grande salle de l’école de musique éponyme, nichée au cœur d’un quartier marseillais, fondée et portée depuis vingt-deux ans par la dynamique Isabelle Gueit. Il vient clôturer, puissamment, la saison des Concerts d’Arpegionne.

En la personne du pianiste Michel Bourdoncle, fondateur des Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence, c’est donc une association, Musiques-Échanges, qui rencontre une autre association, en la personne du pianiste Philippe Gueit, interprète, professeur, musicologue et homme de média. Rappelons que c’est le même Philippe Gueit qui a présenté le concert de Michel Bourdoncle, donné le cinq mai dernier, à l’auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud d’Aix-en-Provence. Dans une complicité palpable avec l’artiste, il avait su souligner la portée symbolique et artistique des œuvres programmées. Elles synthétisaient les œuvres-phares du pianiste, qui, depuis quarante ans sillonne les continents et se produit dans les plus grandes salles de concert, en Europe, en Asie ou encore dans les Amériques.

Ici, c’est « l’âme slave », dénominateur commun et mystérieux des pays de l’Est, qui constitue le fil rouge de la programmation. Deux pianos, emboîtés en vis-à-vis, viennent faire vibrer l’acoustique délicate de la pièce, rendue feutrée par l’incroyable discothèque et vidéothèque qui en tapisse les murs.

Le concert s’ouvre par une rengaine nostalgique, une pièce rendue célébrissime par la publicité, La Valse n° 2 de Dimitri Chostakovitch, op. 99a, transcrite pour deux pianos.

De l’Est résonne ensuite l’intense Sonate n° 7 en si bémol majeur opus 83 de Prokofiev, dite « de guerre », tendue, acide, nerveuse, aux répétitions rythmiques syncopées, dont le final martelé, à jouer precipitato mais toujours avec humanisme, préfigures urgences et crises de notre temps, sur fond de guerre en Ukraine. Solidité et délitement, enfermement et liberté, ordre et chaos, pizzicati et amples résonnances, coups de griffes et legato admirable oscillent sans cesse sous les doigts de Michel Bourdoncle, formé au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou. L’intrication sonore, inexorable, l’insistance du son à sans cesse se déplacer de manière syncopée, voilà la modernité fondamentale de cette œuvre, apothéose d’un monde au bord de l’abîme. Le toucher de Michel Bourdoncle est ferme et moelleux, à l’abri du pianisme et de la digitalité ; il travaille les polyphonies en stratifiant de manière précise et imaginative les couleurs et les dynamiques.

Philippe Gueit se met alors au piano et offre le charme d’un recueil de pièces, cinq préludes op.40, écrites par un compositeur ukrainien de la nostalgie et de la réminiscence, injustement oublié : Serge Bortkiewicz (1873-1952). Le post-romantisme est délicieux sous les doigts de Philippe Gueit, qui fait vibrer l’air de la salle de son harmonie capiteuse, devenue salon de musique d’une aristocratie mécène et mélomane. La musique se souvient des fastes anciens, ainsi que de la musique pour piano de compositeurs français tels que Fauré, Duparc, ou encore du Poulenc des Improvisations (Hommage à Édith Piaf notamment).

La suite pour deux pianos, op.17 de Rachmaninoff réunit enfin les deux pianistes. Le premier mouvement déploie son énergie industrielle, ou bien le vent qui souffle dans les grands déserts russes. Le deuxième s’enroule autour de serpentins, de demi-tons obsessifs, propres à une valse sans langoureux vertige. Ce dernier survient lors du lyrique troisième mouvement, Romance, qui semble faire monter son chant vers l’extase. Dans le dernier mouvement, Tarantelle (sic), un ample thème parvient à se dégager du fourmillement ternaire de petites notes, tandis que le compositeur dépose d’autres repères clarificateurs : répétitions, contrastes, modulations… Cette poétique pianistique est respectée, célébrée par les deux interprètes dont l’écoute réciproque peut se passer de regard.

Un rappel, demandé par le public, est, printemps oblige, la célèbre Valse des fleurs de Tchaïkovski, transcrite pour deux pianos par Zoltàn Koksis, avec ses arômes d’orchestre et ses voletés délicieux.

Le concert, commenté par Isabelle et Philippe Gueit, s’achève par un verre de l’amitié, en présence des artistes, d’un public fidèle et des élèves de l’école, accompagnés de leurs parents.

Florence Lethurgez, musicologue