Entretien entre Dominique Merlet et Florence Lethurgez le dimanche 11 août 2024

,

 

Quelques mots d’introduction

Il est dans l’ADN de l’association Musiques-Échanges, depuis sa création en 1993, de favoriser et valoriser la transmission de la musique à la croisée de l’Académie et du Festival Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence. Mélomanes, néophytes ou avertis, et interprètes, avancés ou en chemin, sont réunis, voire unis, par la passion et l’exigence, la générosité et la gratitude, autour de la musique vivante, orchestrée par l’événement, au fil de ses éditions.

Cette ré-union n’est jamais aussi forte que dans les concerts de célébration des grandes figures de concertistes-professeurs, celles de Carlos Roque Alsina (2019), Bernard Flavigny (printemps 2024), et, pour cette édition, Dominique Merlet, sans oublier celle de l’ami et collègue regretté Jean-Luc André (2023). La direction artistique du Festival imagine, conçoit et programme, en les dotant de moyens musicaux et humains d’exception, des concerts aux formats originaux et exigeants, tel ce concert de clôture réunissant une poignée d’anciens élèves du maître, aujourd’hui artistes confirmés.

Cet entretien fait suite au concert en l’honneur de Dominique Merlet, organisé par Michel Bourdoncle, directeur artistique du Festival, en clôture de la trente-deuxième édition du festival. Il est centré autour de l’articulation musicien-professeur. Il questionne Dominique Merlet, au-delà du concert de la veille, sur les traits saillants de son travail d’enseignant.

 

FL : Cher Dominique Merlet, à la suite du concert d’hier, quel est votre ressenti ce matin ?

DM : Une grande surprise d’abord, et après, une grande joie. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit un concert public à ce point-là ! Je pensais qu’il y aurait un petit public, or ça a été une immense salle. J’ai eu la joie de retrouver certains anciens que je n’avais pas vu depuis fort longtemps. Pour n’en citer qu’une, je citerai Marta Zabaleta. Cela a été formidable de nous retrouver ! Elle n’a pas changé, elle est toujours aussi spontanée et réfléchie, d’une manière très profonde. Elle a été une de mes élèves phare !

FL : Que pensez-vous des œuvres qui ont été choisies par vos anciens élèves ? Était-ce représentatif de votre enseignement ?

DM : Pas vraiment, parce que j’ai veillé à ce que tous mes élèves aient un répertoire aussi étendu et varié que possible. Mais, c’était un très beau programme, qui a été un peu chamboulé, du fait des problèmes de santé de deux élèves. Mais cela a été très bien rattrapé par Michel Bourdoncle et Philippe Cassard, les deux maîtres d’œuvre de la soirée. C’était très complet.

FL : Le public était ému… Les gens ont vécu ce concert comme un moment privilégié, d’après ce que j’ai entendu à la sortie.

DM : Oui, il y avait une très belle qualité de silence…

FL : Qu’est-ce qui dans votre formation fait de vous ce musicien et ce professeur aussi… complet ?

DM : Vous faites allusion à la multiplicité de mes activités ? J’ai fait beaucoup de choses dès mon plus jeune âge, beaucoup d’orgue à l’âge de neuf ans. Enfant, j’étais beaucoup plus axé sur l’orgue que sur le piano.

FL : Est-ce que vous avez nourri votre activité de pianiste concertiste et de professeur par le fait d’avoir ancré votre formation de musicien par l’orgue, une formation rigoureuse, liée à l’écriture ? Est-ce que cela a joué un rôle aussi dans votre manière de construire des répertoires ?

DM : J’ai toujours cherché à construire mes programmes. Je ne fais rien au hasard ; je fais des rapprochements, et, en général cela fonctionne très bien. Il y a des choses que je ne me permets pas, par exemple mélanger Debussy et Ravel !

FL : Alors qu’en général, on les associe…

DM : Oui, « impressionnisme », c’est bien joli ! Mais Debussy et Ravel, ce n’est pas du tout la même chose. J’ai toujours enseigné à mes élèves de bien distinguer l’approche des deux musiciens. D’ailleurs, les Japonais m’ont demandé, il y a douze ans, de faire un DVD d’une conférence pour détailler la différence entre les deux compositeurs. C’est une chose qui me passionne, parce que cela a des incidences concrètes. La manière d’approcher le clavier n’est pas du tout la même chez les deux compositeurs. Je finis par des exemples sur le DVD ; je joue même quelques pages de Debussy avec un toucher ravélien et quelques pages de Ravel avec un toucher debussyste ! C’est amusant et instructif.

FL : Vous avez une démarche cohérente également à l’enregistrement, en CD ou en DVD. Ce sont à la fois des prolongements de votre activité d’interprète mais également des outils pour vos élèves. Car dans ce DVD, vous faites permuter les choses, un peu comme dans une expérience de laboratoire, afin que l’on perçoive mieux les différences. Vous avez également enregistré au disque deux versions, vocale et virtuose, d’une même fugue de Bach. Demandiez-vous aux élèves d’écouter vos enregistrements ?

DM : Non, mais j’espère qu’ils l’ont fait !

FL : L’enregistrement fixe les choses. Justement, comment faisiez-vous pour respecter la personnalité de chacun et la laisser éclore ?

DM : Je les écoutais, les aiguillais, leur donnais des exemples, mais sans leur demander de m’imiter.

FL : Il y a cette « question de confiance », celle à laquelle Roger-Ducasse a répondu « oui » à votre maman, concernant le bien fondé de vous préparer au concours d’’entrée au Conservatoire de Paris. Vous-même, en tant que professeur, qu’est-ce qui pourrait vous faire dire : « Cet élève peut préparer l’entrée au Conservatoire de Paris » ? Qu’est-ce que l’on perçoit chez un jeune, en termes de personnalité, de potentiel ?

DM : C’est une question très difficile. C’est une affaire de feeling. On sent que quelqu’un a le feu sacré. Après trois notes, vous vous dites : « Quel musicien ! »

FL : Aviez-vous l’habitude de conseiller des lectures à vos élèves ?

DM : Oui, c’est très important. J’ai des ouvrages fondamentaux dans ma bibliothèque, que je consulte encore très souvent…

FL : Pas nécessairement sur le piano ou sur la pédagogie du piano ?

DM : Ah non, il peut s’agir d’ouvrages d’esthétique…

FL : Preniez-vous le temps, à la classe, de revenir sur certains de ces ouvrages, d’interroger des élèves ensemble à leur propos, de confronter des impressions de lecture ?

DM : Non, c’était à l’occasion d’un travail sur une œuvre ou un compositeur. Je citais… Pour Chopin, on ne peut pas le travailler sans connaître à fond les ouvrages de Jean-Jacques Eigeldinger (Chopin vu par ses élèves). Jean-Jacques est devenu un ami ; ce n’est pas pour cette raison, mais j’ai tous ses livres ! Nous avons fait des conférences ensemble, participé à des émissions de radio sur ces sujets d’interprétation.

FL : Ce livre est écrit à partir d’un gros travail sur les archives. Ce qui renvoie, chez vous également, à l’importance du travail sur le texte, sur les manuscrits, dont ont parlé vos anciens élèves… Comment cela intervenait-il dans vos cours ?

DM : Parfois j’amenais des partitions. Les éditions, par exemple, de la Sonate de Liszt, comportent plusieurs erreurs. D’après le manuscrit, on peut les rectifier.

FL : Aujourd’hui, beaucoup de documents sont numérisés. Mais il y a cinquante ans, il fallait se déplacer dans les centres de documentation. Cela prenait beaucoup de temps ! Mais cette facilité d’accès, aujourd’hui, vous semble-t-elle avoir entrainé une rigueur accrue par rapport au texte ?

DM : Je n’en suis pas sûr… On en parlait hier soir avec Marta au dîner. Elle se plaint de ce que ses élèves ne lisent pas assez, ne se cultivent pas et déplore leur manque d’intérêt pour tout ce qui n’est pas le travail digital pur…

FL : Il y aurait une recherche de performance… indépendamment du contexte, qui est essentiel ?

DM : Évidemment, pour ma part, j’ai fait de la percussion et de l’orgue. Ce sont des techniques différentes, qui enrichissent énormément. Avec la percussion, par exemple, il faut être attentif, avoir des réflexes, être rigoureux, précis… Cela m’a beaucoup appris de faire la classe de percussion et de jouer dans l’orchestre de Bordeaux. J’étais en frac, le smoking de mon père, dans lequel je flottais, à quatorze ans. Nous avions mis des livres dans les poches pour le remplir ! (rires). J’ai joué dans Salomé de Richard Strauss et dans le Requiem de Berlioz avec Charles Munch.

FL : C’est vrai que là, nous sommes au cœur de la matière musicale…

DM : Oui, c’est ça !

FL : Alors qu’avec le piano, on cherche à recréer tout cela au bout de ses doigts. Vous évoquez la percussion et l’orgue, or, d’après ce qu’ont dit certains pianistes hier, ce qui était central dans votre enseignement du piano, c’était le chant, ce qui est encore autre chose…

DM : Oui, et j’ai été très content hier parce que j’ai trouvé que le piano chantait. Cela m’a fait plaisir parce que ce n’est pas toujours le cas. Il y a tellement de pianistes qui fonctionnent seulement avec leurs doigts… Mais hier, cela chantait, avec quelqu’un comme Aguessy, comme Le Prado, par exemple… Il y avait un très beau son ; on sentait un souci de la qualité…

FL : Une image m’est venue hier, celle d’une palette de peintre que l’on tient avec le pouce au-dessus et les autres doigts de la main en-dessous et qui est quelque chose de rond.

DM : Ah oui…

FL : Ce que j’ai vu avec tous les pianistes, c’était une rondeur des bras, qui semblaient interconnectés !

DM : Tous les gestes circulaires produisent un beau son.

FL : Avez-vous des principes d’enseignement différents en master classe ou en académie et dans les classes où vous suivez les élèves de manière continue et dans la durée ?

DM : C’est très différent, parce que dans le premier cas, on est obligé de donner un diagnostic assez rapide. Mais c’est très intéressant aussi parce que l’on découvre des tempéraments, et quelque fois il y a des surprises, des grandes surprises !

J’ai le souvenir d’une master classe à la Royal Academy de Londres, qui est un établissement prestigieux. J’avais deux ou trois postulants, dont un Russe, bardé de prix, phénomène propre à cette maison. Alors, je me tenais à carreaux, d’autant que les Russes sont très susceptibles (rires). C’était il y a vingt ans.

Il me joue le troisième mouvement de la Sonate funèbre de Chopin, à fond de train, comme le font souvent les jeunes. Puis arrive la Marche Funèbre. C’est très bien que vous soyez pianiste aussi, parce que vous allez comprendre. Il y a ce passage magnifique, au milieu, en ré bémol (Dominique Merlet chante l’exemple : fa sol ♭ fa mi ♭ ré ♭ do si ♭ la ♭). L’élève fait le doigté habituel à la main gauche : 5312. Mais la sonorité de sa main droite n’était pas belle ; elle était crue, moche ! Alors, je lui dis (tout se passe en anglais, naturellement) : « Il existe un doigté de Chopin qui est magnifique ». Je lui montre ce doigté, beaucoup plus tranquille : 5521 (il y a aussi la possibilité de faire 5211). L’idée est de ne pas faire ce tournant, cette rotation de la main, afin d’assurer contrôle et tranquillité. C’est un doigté typique de Chopin. Il faut choisir entre les deux doigtés, mais pas ce doigté tournant que l’on a l’habitude de faire !

FL : Qui est très mécanique finalement…

DM : Oui, et pour la main droite (Dominique Merlet chante le thème et mime le doigté avec la main), avec le glissement du quatrième de sol♭ à fa, on a un chant merveilleux. Ce garçon, assez sûr de sa supériorité, me regardait d’un air un peu méfiant, un peu suspicieux. Mais il y avait presque trois cents personnes dans la salle car ce sont des cours très suivis. Donc il essaie quand même. Et là, j’ai vu sa surprise ! Il n’en revenait pas, parce que soudain ce n’était pas le même piano ! Il s’est dit : « Mince, mais il a raison ! » (rires) Alors, cela a été une expérience formidable, en master classe. Je n’en revenais pas moi-même… Bon, il était très doué, forcément.

FL : Donc il a appliqué tout de suite.

DM : Il avait une maîtrise, un acquis, très important. C’est un exemple type…

FL : … de ces rencontres qui peuvent se faire dans le cadre d’une master classe. Il y a un germe…

DM : C’est ça ! Les gens se regardaient, se demandaient « Qu’est-ce qui se passe ? » C’était très important, parce qu’il y avait un pas à franchir, qu’il a franchi. Il est parti sans rien dire après, mais je pense qu’il s’est passé quelque chose.

FL : Quand vous donnez des explications à vos élèves, vous avez réfléchi aux mots que vous utilisez ?

DM : Pas trop…

FL : Pour la couleur, par exemple, quand vous voulez faire appel à leur imagination sonore ?

DM : On peut évoquer des tableaux, parce que je suis très attaché à la peinture. J’ai beaucoup d’ouvrages sur la peinture et j’ai des tableaux à la maison.

FL : Il y a aussi, dans la peinture, la dimension du toucher, la dimension kinesthésique… Certaines peintures sont-elles, selon vous, à mettre en relation avec certaines œuvres ?

DM : Oui, cela arrive. J’ai emmené plusieurs fois des élèves voir de la peinture, à Genève, où les galeries sont à portée de main.

FL : Cela concerne le style d’un peintre en général ou une toile en particulier ?

DM : Plutôt un peintre, mais il arrive qu’il y ait un tableau particulier. J’ai moi-même acheté des œuvres sur des coups de cœur…

FL : Pour terminer cet entretien, pouvez-vous définir en quelques mots les principes de votre enseignement ? Par exemple, vous aviez parlé à propos de Beethoven, de l’engagement, de l’intensité, de l’économie de geste… Mais qu’en-est-il pour l’ensemble de votre enseignement ?

DM : Surtout réduire les gestes inutiles, non seulement les réduire, mais les éliminer. On en a eu une idée lors du concert d’hier soir, parce que les pianistes étaient tous assez économes. Il n’y a pas eu de grandes démonstrations…

FL : Et en même temps, il y avait cette rondeur des bras, mais il s’agit de gestes utiles… Vous avez également parlé de la recherche de la couleur, hier, lors de votre prise de parole finale. Cherchez-vous à transmettre une attitude vis-à-vis de la musique ?

DM : Oui, tout d’abord une attitude de grand respect, parce que j’ai été éduqué par des professeurs qui ne plaisantaient pas avec le respect du texte.

FL : Que souhaiteriez-vous ajouter en conclusion de cet entretien ?

DM : J’essaye de ne pas être trop directif, de fonctionner plutôt par la suggestion dans mes cours. Et puis, nous n’avons jamais fini de chercher… Je pourrais continuer à travailler, donner des exemples, mais je ne peux plus à cause de mes oreilles. Mais il y a les souvenirs ; j’ai plein de beaux souvenirs…

FL : Je crois que c’est ce que l’on a senti hier soir et qui était partagé par tous vos élèves. On a remonté le temps, vers des moments de bonheur…

DM : Je crois qu’ils ont été heureux de cette soirée…

FL : Comment avez-vous vu évoluer les différentes générations de pianistes ?

DM : Mes élèves ont plutôt bien évolué mais le tableau général n’est pas très enthousiasmant. Je trouve que les jeunes générations jouent trop vite, trop fort. Ils ne s’écoutent pas suffisamment. J’exigeais que les élèves soient là pour entendre les autres, alors que je savais que chez mes collègues, ça défilait.

FL : Dans l’Académie, on demande aux stagiaires, lors de la réunion initiale, d’écouter les autres élèves, les autres professeurs, voire d’autres classes d’instruments que le piano, ce qui est très intéressant… pour ne pas trop compartimenter, spécialiser et rechercher la performance…

DM : Oui, et jouer trop vite, trop fort…

FL : Un grand merci, Dominique Merlet, pour cet entretien !