Le Château du Grand Callamand, dans la lumière si particulière de cette fin d’automne, ouvre sa salle de réception au Festival des Nuits pianistiques, partenaire esthétique et gustatif de longue date. Nathalie Souzan, maîtresse de cérémonie des lieux, veille au confort de tous, publics comme musiciens, mélomanes et amateurs de vin, aux oreilles et aux papilles averties mais gourmandes, néophytes mais curieuses. Le concert de musique de chambre, en cette fin d’après-midi, s’intègre harmonieusement aux aménités et particularités du lieu, en particulier sa beauté sobre dans le goût de Malherbe, ancien propriétaire des lieux.
Comme en hommage, le programme choisi par les deux musiciens français, le violoniste Francis Duroy et le pianiste Michel Bourdoncle, réunit deux œuvres-monuments pour le répertoire de sonate de ces deux instruments : la Sonate pour violon et piano en la majeur de César Franck et la Troisième Sonate pour violon et piano en ré mineur de Johannes Brahms. La forme de ces deux œuvres est architecturée de manière rigoureuse et généreuse, empruntant à la grande symphonie selon Beethoven ses quatre mouvements.
Ainsi le concert offre deux fois quatre, soit huit mouvements, chiffre de l’équilibre et de son accomplissement à la fois dans la matière et dans l’esprit. À la lumière du coucher de soleil répond la lumière des nombres, selon l’antique sagesse de Pythagore, pour qui huit est le premier nombre cubique (23 = 2 x 2 x 2 = 8), celui du cycle également des jours de la semaine. Allusion qui n’est pas pour déplaire aux musiciens, quand on sait ce qu’elle doit, dans son langage et son sens à LA mathématique, avec la sonate de forme cyclique de Franck et la sonate traversée de passages polyrythmiques et homorythmiques de Brahms ! En outre, les deux œuvres visent l’équilibre entre les deux parties, par un jeu d’échange plus ou moins aéré ou serré.
La Sonate de Franck s’ouvre avec son balancement, toujours déjà commencé. Le violoniste Francis Duroy se montre sensible aux moindres inflexions de sa partie, atteignant ses aigues filés par le haut de la note. Les mouvements insistants de son archet produisent des sanglots intérieurs, ce qui contribue à donner à la musique sa patine d’époque. Le timbre se fait nostalgique sur les crêtes ou les fins de phrases, ardent ou éthéré, selon différentes allures de vibrato. Le piano de Michel Bourdoncle oscille entre sensualité retenue et expression lyrique, mélodie égrenée et souffle puissant, agitation incandescente et méditation. Il constitue un socle puissant, ouvrant un espace intérieur, une grotte sous-marine. La fraiche cantilène du mouvement final que s’échangent les interprètes évoque la course de deux êtres de lumière, deux feux follets se cherchant dans l’ombre. La ligne, sinueuse, fait moirer la tonalité. L’écriture savante de Franck s’exprime dans une nouvelle simplicité, avant l’imposition finale, terrible, du thème cyclique, telle la figure gravée du compositeur, son immense signature sonore.
La Troisième Sonate de Brahms s’ouvre par son thème aux contretemps mystérieux, au souffle à la fois austère et accidenté. Le chant, agité, porte les deux cœurs musiciens en écharpe, au cours d’un jeu de questions et réponses serré et haletant. Mais cette écharpe est soyeuse dans les thèmes brahmsiens aux contours toujours nets. Chaque retour thématique, dans l’interprétation qu’en donnent les deux interprètes, semble chercher à contenir des vagues émotionnelles de plus en plus puissantes. La tonalité, pour Brahms, est une digue construite avec une matière souple, épousant les contours de l’expression. Le clavier, sous les doigts de Michel Bourdoncle, est fait de cette substance, que le pianiste effleure, balaye, gratte ou pétrit. Les doigts de la main gauche de Francis Duroy se mettent au travail des doubles cordes, des pizzicati et autres pyrotechnies évocatrices sur l’étroite touche du violon. Le mouvement visible, l’engagement palpable, vient de l’archet, en particulier dans un final au souffle épique, qui réunit enfin, dans ses redoutables assauts, les deux interprètes.
Si un compositeur a posé les bases de la sonate pour piano et violon, non comme simple accompagnement de l’un par l’autre, mais comme dialogue égalitaire, c’est bien Mozart. C’est par un bis de ce compositeur que le concert s’achève, avec le menuet de la Sonate KV304 en mi mineur, dont les musiciens, par le tempo, le phrasé et l’ornementation traduisent la grâce galante plus que le trouble préromantique.
Florence Lethurgez