Les Nuits pianistiques à l’Auditorium Campra le 11 août
Mercredi 11 août 2021 : 20 h 30
Soirée de musique de chambre
Brahms, Quatuor avec piano et cordes en sol mineur n° 1, opus 25
Entracte
Fauré, Quatuor pour piano et cordes en do mineur, opus 15
Da-Min Kim : violon
Marie-Anne Hovasse : alto
Frédéric Lagarde : violoncelle
Olivier Lechardeur : piano
Après le récital de la veille, voici toujours et « encore plus de musique » (Schumann) aux Nuits pianistiques 2021, avec un programme de musique de chambre. Il réunit un trio à corde au piano, pour servir deux œuvres emblématiques de ce répertoire : les quatuors avec piano de Brahms (opus 25) et de Fauré (opus 15).
La musique de chambre avec piano est particulièrement honorée aux Nuits pianistiques, en ce qu’elle représente, pour les compositeurs, un laboratoire, dans lequel ils expérimentent les écritures solistes comme les écritures concertantes. Après Mozart, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, et Schumann, qui ont travaillé le solide classicisme du genre, peu fréquenté pour cela par Liszt et Wagner, les compositeurs Brahms et Fauré ont reçu et fait fructifier cet héritage, qu’il s’agisse de musique austro-allemande ou de musique française. Le quatuor pour piano et corde y tient une place importante, comme le concert de ce soir en est un bel exemple. Les deux compositeurs s’emparent des codes de cet effectif chambriste pour mieux les déplacer, y mettre à la fois un peu de jeu et un peu du leur.
De même que Chopin a exploré toute sa vie la Mazurka, comme nous l’avons rappelé lors de notre compte-rendu du récital de Jean-Marc Luisada, Brahms (1833-1897) a écrit de la musique de chambre tout au long de sa vie, de 1853 à 1894.
Il compose le Quatuor avec piano, violon, alto, violoncelle n°1 en sol mineur opus 25 en 1861 qui sera créé avec Clara Schumann au piano. Il se développe, de manière classique, en quatre mouvements : Allegro, Intermezzo, Andante con moto, Rondo alla zingarese – son célèbre presto final – et sa durée d’exécution est d’environ quarante minutes. L’intérêt, voire l’attachement, pour cette œuvre est tel, que Brahms la transcrira pour piano à quatre mains près de 10 ans plus tard, et que le moderne Schoenberg l’orchestrera en 1938. Elle comporte, tant sur le plan thématique que formel, une liberté, une opulence ainsi qu’une énergie communicative. Elle n’a pourtant rien d’un geste spontané, chez un compositeur qui a mis beaucoup de soin et de temps à faire naître cet opus.
L’auditorium Campra se voit empli d’une atmosphère sonore prégnante, amniotique, faite d’échanges constants et serrés entre les cordes et le piano, d’affirmations et réaffirmations nuancées du matériau thématique. Les thèmes de Brahms sont si plastiques qu’ils semblent contenir, comme la variation plus tard avec Webern, leur exposition en même temps que leur développement, voire de leur enveloppement. Là est le défi d’interprétation, qui repose davantage sur une compétence discursive, que purement virtuose. Chez Brahms, tout signifie ; rien n’est simplement décoratif. On reconnaît le thème de Clara au cœur du deuxième mouvement, intermezzo (mi bémol-ré-do-si-do), que Brahms reprend à Robert Schumann, en effectuant ainsi un double hommage. Scherzo et trio se font face, rivalisent de légèreté et de charme, en mode majeur ou mineur, lyrique ou rythmique. Le presto final fait directement, dès son titre, allusion à la musique traditionnelle hongroise, prisée par le compositeur des Danses hongroises. De forme rondo (alternance d’un refrain et de couplets), il appelle l’énergie de la danse, première, fondamentale, avec ses mouvements circulaires. Brahms utilisera encore cet univers de références dans ses œuvres de chambre, mais dans les mouvements lents de son Trio avec piano, opus 87 et de son Quintette avec clarinette, opus 115. On pense également à Dvorak et à la Dumka bohémienne du Quintette n° 2 opus 81 en la majeur pour corde et piano, entendue le 7 juillet au Château du Grand Callamand. Rappelons que les Nuits Pianistiques se sont déplacées dans ce lieu évocateur, pour donner quatre sessions de concerts en plein air, avec dégustation des vins de la maison (voir notre compte rendu sur ce site, onglet Actualités et sur la page facebook des Nuits pianistiques). On pense aussi au récital d’hier et à ce que disait Bernard d’Ascoli sur le « lien secret » qui est tissé entre les compositeurs de l’Europe centrale, par-delà les époques et les lieux d’exercice. On ne peut, également, que penser au concert de demain, où ce même Quintette sera donné dans une transcription pour piano et quatuor de vent. Là résulte aussi l’intérêt d’un festival, qui permet à la musique vivante, d’être écoutée et réécoutée, sous une forme nuancée. La musique n’est-elle pas faite pour être réentendue ?
La forme, chez Brahms, semble sourdre et résulter de la matière même de ses thèmes, tous caractérisés, et qui contiennent en puissance, l’énergie et les contours de leurs futurs développements. Ce qui peut donner l’impression, à l’oreille, que cette musique est faite de l’assemblage d’une juxtaposition de séquences, renvoie chez Brahms, à son art de composer des trames organiques, qui exaltent et étirent les possibilités du système tonal. Le lyrisme est partout, et irrigue chaque cellule de l’œuvre, chaque partie instrumentale, depuis ce grand cœur « en noir et blanc » qu’est le piano. Quand il entre après le trio de cordes, l’effet symphonique fait irrésistiblement penser aux concertos pour piano du compositeur. Les interprètes de la soirée, Da-Min Kim au violon, Marie-Anne Hovasse à l’alto, Frédéric Lagarde au violoncelle et Olivier Lechardeur au piano, accordent mutuellement le flot mélodique ou rythmique, avec, très souvent, un même geste d’archet, lisse ou insistant, auquel répond le ballet des mains sur le clavier. L’écriture ouvre et ferme l’espace acoustique, par un jeu de marches harmoniques, ou s’appuie sur un tapis de notes rapidement répétées. On pense à un regard approché sur la nature, qui révèle ses incessants fourmillements. Des arpèges liquides peuvent faire déborder le trop plein de vitalité. Des motifs très brahmsiens, homorythmiques, en valeurs longues, produisent un alliage puissant. Le timbre des cordes, dans le Rondo alla zingarese se leste d’une petite pointe de « bruit », de concret, pour obtenir un « son », évocateur d’un monde traditionnel fantasmé.
Après l’entracte, la même formation regagne la scène pour interpréter le Quatuor pour piano et corde en ut mineur n°1 opus 15 de Gabriel Fauré. Sa gestation est également longue, puisque son écriture court de 1876 à 1879. Le final sera entièrement révisé, pour l’édition définitive de l’œuvre. Elle est dédiée au violoniste belge, Hubert Léonard, qui a donné à Fauré, des conseils d’écriture pour son instrument. Comme le quatuor précédent, il comporte quatre mouvements : Allegro molto moderato – Allegro vivo (Scherzo) – Adagio – Allegro molto, mais sa durée d’exécution est un peu moindre. En outre, la terre d’inspiration de Fauré n’est pas austro-hongroise, mais bien française. La source la plus sûre est le Quatuor avec piano opus 41 de Saint-Saëns – professeur de Fauré à l’École Niedermeyer -, œuvre, il est vrai, qui se souvient de Mozart… D’où la délicatesse de l’accompagnement de piano, dans la veine des textures cristallines et régulières propres au classicisme viennois. Le piano, comme chez Brahms, semble être l’instrument de prédilection de Fauré, le centre de gravité de la composition. Autre point commun : le Quatuor est également une œuvre de jeunesse, mais qui est déjà aboutie. Les étudiants qui se sont, quant à eux, essayés, en classe d’écriture, à composer « à la manière » de Fauré – lequel fait partie du quatuor canonique, avec Bach, Mozart et Brahms – reconnaissent déjà son vocabulaire, si personnel : ses harmonies, ses modulations, la conduite de ses lignes, ses textures en fluides imitations, son lyrisme en demi-teinte, le tout fermement encadré dans la forme sonate. Si la musique de Brahms travaille le temps, long ou fugace, celle de Fauré travaille l’espace, grand ou minuscule, avec ses plages de sons savamment étirées.
On peut rappeler ici ce que le célèbre musicographe Émile Vuillermoz, condisciple de Fauré en classe de composition, écrivait à propos des quatre opus, les deux Quatuors et les deux Quintettes pour corde et piano : « La flexibilité de leur écriture pianistique est prodigieuse. Enveloppés par les arpèges, les accords et les traits insinuants du clavier, les archets tissent à l’aise leur trame serrée et homogène, que le piano incruste de perles de cristal. »
Les instrumentistes de la soirée, font circuler, d’une partie à l’autre, l’énergie de ce répertoire original, qui n’a ni la complétude du quintette pour corde et piano, ni la finitude du quatuor à cordes – Brahms comme Fauré, ne s’y risquant que tardivement.
Le premier mouvement, Allegro molto moderato, offre une pâte sonore dense, veloutée ou plus aérée, qui fait penser à la Polonaise dite « héroïque » de Chopin, entendue hier, lors du récital de Bernard d’Ascoli. Le scherzo avec trio est placé avant le mouvement lent. Il s’inscrit dans la veine beethovenienne. La mécanique de précision de ce mouvement requiert une synchronisation sans faille des différents partenaires, qui sans cesse, se renvoient la balle, et soufflent un peu, entre deux « sets », dans le trio central. Mais c’est l’Adagio qui permet le repos véritable, avec toute la nuit de sa tonalité de do mineur, une nuit sépulcrale, intensément et tristement méditative, tandis qu’une coda, qui semble parvenir des limbes, annonce le réveil. Le Finale « reprend ses esprits » et vient clore la pièce, avec une logique d’écriture classique et sereine, canalisée et retenue par le déroulement régulier de la partie de piano. Comme avec la Polonaise héroïque de Chopin, entendue lors du récital de la veille, il ne faut pas faire de ce mouvement un morceau de bravoure, trop impétueux ou passionné, mais en restituer, derrière l’afflux de musique, la dimension transcendante et dépouillée d’un questionnement qu’exprime un motif chromatique ascendant. En cela, Fauré rejoint Ravel, et la saveur élégante de la musique française, depuis Lully, et même avant, avec les Airs de cour pour voix et luth d’Antoine Boësset, par exemple.
Ainsi, les lectures de ces deux œuvres par le quatuor d’interprètes de la soirée se font avec des lunettes – ou des pavillons d’oreilles – différentes, entre confession profonde et sous-entendu pudique. Les deux reposent sur l’engagement serré des parties qui entrent dans la danse, pour accomplir deux magnifiques « quadrilles ». Le tactus de l’ensemble, dans les deux œuvres, est donné par le piano, pratiqué par les deux compositeurs, et qui déploie ses propres cadences. Depuis ses ressources musicales « entières », polyphoniques et quasi symphoniques, il fait avancer la musique et tient le pinceau qui produit les différents alliages de timbre, irisés ou concertants, qu’il intervienne en sourdine ou en pleine exposition.
Les deux œuvres ont l’impétuosité de la jeunesse, mais présentent la même sûreté d’écriture. La musique de chambre « à quatre » avec piano n’est pas seulement une étape mais elle joue le rôle dynamique d’un levier vers « encore plus de musique », encore plus d’innovation, chez les deux compositeurs de la soirée. Que nous prépare le concert de demain ?
Florence Lethurgez
Musicologue
Auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud : 380 avenue Mozart, 13100 Aix-en-Provence