Les Nuits pianistiques à l’auditorium Campra le 10 août
Mardi 10 août à l’auditorium Campra
Récital de piano
Haydn, Variations en fa mineur Hob XVII n° 6
Liszt, Jeux d’eau à la Villa d’Este
Ravel, Jeux d’eau, Pavane pour une infante défunte, Sonatine
Entracte
Chopin, Scherzo no 2 en si bémol mineur opus 31, Nocturne en ré bémol majeur opus 27 no 2, Polonaise en fa dièse mineur opus 44, Polonaise héroïque en la bémol majeur opus 53
Bernard D’Ascoli : piano
La troisième et dernière semaine du Festival des Nuits pianistiques s’ouvre sur un programme qui va « comme un gant » au piano. Bernard d’Ascoli nous fait partager le pianisme chargé de couleurs et d’émotions de compositeurs qui ont développé l’écriture pour cet instrument, de Haydn à Chopin, en passant par Liszt et Ravel.
Des applaudissements nourris accueillent, dès son arrivée sur la scène de l’auditorium Campra, le pianiste Bernard d’Ascoli, de stature internationale, mais d’ancrage régional. Il est accompagné jusqu’au piano, en raison de sa cécité, et dès lors, l’empan de ses deux mains fait miracle. Il s’en sert, déjà, en virtuose, pour trouver la bonne assise. Elles seront, durant tout le récital, comme des antennes, mieux, comme des aimants, qui lui permettront de prendre possession du clavier avec une « poésie de l’exactitude » à nulle autre pareille.
Bernard d’Ascoli aime partager ; Bernard d’Ascoli aime son public. Cela se sent, cela s’entend, tout d’abord avec les mots que le pianiste choisit pour donner des clés d’écoute au public, venu nombreux ce soir, en dépit des contraintes sanitaires. C’est dire l’aura de ce musicien, qui d’une voix claire et assurée, révèle les « liens secrets », musicaux ou biographiques, qu’il va tisser, avec son jeu, entre les œuvres. Le public, spontanément, respecte le magnifique assemblage, en n’applaudissant, longuement, qu’à la fin des deux volets du récital.
Une œuvre tardive et maitresse pour clavier de Joseph Haydn ouvre le récital : Les Variations en fa mineur ou Andante con variazioni « Un picolo divertimento » Hob XVII/6, écrite en 1793, soit deux ans après la mort de Mozart. La synthèse entre Aufklarung et Empfindsamkeit, rationalité et sensibilité, entre classicisme et pré-romantisme, y est patente. L’œuvre est également hybride sur le plan formel et réunit forme sonate et variations à deux thèmes. Ces derniers sont chantants, comme ils le sont chez Mozart, et plus tard, chez Chopin. De fait, Haydn emprunte à son opéra : L’anima del filosofo (l’âme du philosophe). Belle perspective également ! Ce philosophe est doté d’une âme profonde, complexe, parfois mélancolique, parfois joyeuse, mais toujours inspirée. La forme thème et variations montre encore une fois ce soir toute sa féconde maestria. L’interprétation repose sur un art du frôlement et de la caresse du clavier, mais avec des doigts solides et précis. Les trilles, qui laissent entendre un froufrou soyeux, le climat plus tragique de la cadence finale et ses chromatismes expressifs, préparent l’oreille aux formats et formes d’écritures de la suite du programme. Elle est dédiée à l’univers de l’eau et de la miniature, avec Liszt et Ravel.
Un saut chronologique de 80 ans, une vie d’être humain, sépare Haydn de Liszt (1811-1886). Et pourtant, les deux compositeurs ont en commun leur origine austro-hongroise. Bernard d’Ascoli précise que le père de Liszt était le secrétaire particulier d’un certain comte Esterhazy, employeur de Haydn, dernier représentant du statut ancillaire de musicien de cour. Il s’agit, également, avec Les Jeux d’eau à la Villa d’Este, d’une œuvre de maturité. Elle fait partie du cahier de la Troisième année de Pèlerinage, composé entre 1877-1882. Elle relève déjà d’une musique nouvelle, qui ouvrira la voix aux musiciens impressionnistes, tout en étant d’inspiration profondément religieuse, voire mystique. L’élément aquatique ne relève pas d’un sentiment de la nature, frémissant et romantique, comme dans les pages d’Au bord d’une source, composé en 1855. Liszt entre dans les ordres mineurs en 1865 et nourrit d’une foi théâtrale et puissante l’ensemble de ses œuvres. L’eau n’est pas que décorative, même si elle dépeint les jardins extraordinaires d’une villa célèbre, à Tivoli ; elle est baptismale. La partition comporte, à l’endroit de l’entrée du thème, une phrase de l’Évangile de Jean : « Celui qui boira de cette eau ne sera jamais plus altéré, car l’eau que je lui donne ainsi sera pour lui source de vie éternelle. » (Jean, 4, 14). La mélopée thématique, qui évoque le chant grégorien, jaillit sereinement, au beau milieu d’une écriture virtuose. Elle accumule les difficultés d’interprétation, pour les mains, comme pour les pieds, qui mobilisent de manière nouvelle et évocatrice, la pédale du piano. La virtuosité pianistique répond à l’art complexe des jardins, ces giochi d’acqua, en italien, ou encore giardini delle meraviglie (jardin des merveilles), propre au maniérisme italien du XVIe siècle, avec leurs fontaines, cascades, bassins et autres sources d’ingénieux ruissellement. Le jeu de Bernard d’Ascoli, particulièrement tactile par sa préhension du clavier, ajoute encore à cette écriture sa propre fluidité. Les marteaux du piano se gorgent de cette eau lustrale, qui n’est pas l’eau profonde et sauvage de La Légende de Saint-François de Paule marchant sur les flots. Dans ses Jeux d’eau, Liszt entonne le chant d’une âme qui cherche son essence par le baptême.
Les Jeux d’eau de Ravel (1875-1937), écrits vingt-cinq ans plus tard, coulent ensuite en cascade, avec une technique d’écriture virtuose très proche, mais une inspiration païenne, une antiquité rêvée, un langage modal novateur, qui évite soigneusement le demi-ton. Elle s’accompagne d’une citation du poète Henri de Régnier, sous forme d’épigraphe : « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille ». L’œuvre est composée en 1901, à l’aube du vingtième siècle. Elle est dédiée à son professeur, Gabriel Fauré – dont on entendra demain le premier de ses deux quatuors pour cordes et piano. Bernard d’Ascoli souligne combien l’art de Ravel relève du format miniature et de l’exacte concision.
Suit la Pavane pour une infante défunte, danse lente, noble et mélancolique, en vogue à la cour espagnole au 17e siècle, composée en 1899. L’infante défunte, comme la Belle au Bois Dormant, dans Les Contes de Ma Mère l’Oye, est également rêvée, car Ravel, jusque dans ses titres, soigne les sonorités, les allitérations, les assonances. Une mélopée, empreinte d’une sensuelle nostalgie, se déroule sous les doigts du pianiste, qui, par la grâce et la transparence de son toucher, rappelle l’orchestration qu’en fera Ravel en 1910. Le timbre est plus terrien, néanmoins, et restitue les pas posés de la petite danseuse, sur un sol imaginaire.
La Sonatine, en trois mouvements, composée entre 1903 et 1905, vient clore le trio d’œuvres de Ravel et le triptyque de compositeurs de la première partie du récital. Le néoclassicisme, plus abstrait, devient une deuxième tendance chez le compositeur, qui cohabite avec l’écriture impressionniste ou lyrique des œuvres précédentes. Mais l’infime rebondi des doigts de Bernard d’Ascoli rend à la musique de Ravel sa sensibilité mesurée, son érotique-voilée (d’après le titre que nous empruntons à une série de photographies de Man Ray). Le Menuet central est la quintessence de cette douce et souple aimantation des mains du pianiste sur le clavier, qui parviennent à dégager de la trame dense de l’écriture, les différents plans sonores.
La deuxième partie du récital est entièrement consacrée à Chopin, à son dramatisme et lyrisme d’opéra, rêvé par cette grande « bête de scène » qu’est le piano. Bernard d’Ascoli en présente à nouveau les quatre opus.
Le Scherzo no 2 en si bémol mineur opus 31, composé en 1837, installe le drame à son paroxysme : con fuoco. Le questionnement angoissé y alterne avec l’affirmation péremptoire, alors qu’une partie centrale, plus tendre, est suivie par un développement quasi symphonique. L’inclinaison devenue plus marquée du buste, du bras et de la main droite du pianiste devient mimétique d’un propos ambivalent, mais qui engage la totalité de l’être dans un vaste geste d’expression et de passion. Les modes d’attaque du clavier ont des « tombés » clairement différenciés, au beau milieu d’une partition tumultueuse, tandis que des profondeurs du piano sort une ligne de chant, qui prend la couleur chaude d’un baryton.
La pièce suivante, le Nocturne en ré bémol majeur opus 27 no 2, lento sostenuto, vient calmer le jeu. Composé en 1835, il expose la quintessence du vocabulaire lyrique de Chopin, inspiré par le bel canto de Bellini. Il réunit l’art du cantabile à celui de la scénographie, les longues lignes ascendantes et descendantes et les différents plans sonores que Bernard d’Ascoli dessine clairement de ses deux mains. Il plonge l’auditeur dans une transe hypnotique, faite de douces et profondes respirations, de jeux d’ombre et de lumière, d’épanchements diaphanes ou plus fervents.
Le récital reprend puissance et énergie farouche, avec deux Polonaises, au rythme – de dactyle – caractérisé. Chopin y exprime son sentiment mêlé de fierté et de souffrance pour sa terre natale, en proie à l’invasion russe. On reconnaît dans les deux opus le joug militaire, grondant, inquiétant, et le chant d’espoir qui permet d’en sortir.
La Polonaise en fa dièse mineur opus 44, composée en 1841, est dite « tragique ». Afin d’exprimer ce tourment, la musique de Chopin se fait particulièrement organique, et présente une totalité composée de rythme, de mélodie et de dynamique, une pâte musicale que modèle avec énergie le soliste. L’effet que provoque le retour du motif de la Polonaise repose alors autant sur l’écriture que sur l’interprétation. Là est la difficulté de cette musique, paradoxalement, dans la marge de liberté qu’elle laisse à l’interprète, qui doit savoir lire au-delà de la partition, sinon entre les notes.
Suit la Polonaise en la bémol majeur opus 53, dite « héroïque ». Elle est à la fois plus grandiose et sereine que la précédente. Le sentiment exacerbé y est canalisé par un vocabulaire et un déroulement formel davantage équilibré. Bernard d’Ascoli n’en fait pas la pièce tonitruante qu’une interprétation trop superficielle pourrait commettre. Il opère les nombreux déplacements sur le clavier à l’aide du tact et de l’oreille, combinaison gagnante qui permet un contrôle accru du geste pianistique.
Des applaudissements nourris appellent plusieurs bis, auxquels répondra avec générosité le pianiste. Le calme revient, après cette grande traversée, avec l’Impromptu en sol bémol majeur de Schubert, et son chant éternel. Puis le pianiste revient à Chopin, avec l’Étude en do dièse mineur, où la vélocité s’affronte à la matière, et termine sur une valse, genre qui aura contribué à construire la notoriété de salon du compositeur. Quel que soit le répertoire entendu ce soir, il semble que les cordes du piano s’enrobent de chair vibrante.
Florence Lethurgez
Musicologue
Auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud : 380 avenue Mozart, 13100 Aix-en-Provence