Soirée quatre mains et deux pianos

Mercredi 10 août : 20h30 à l’auditorium Campra

Soirée quatre mains et deux pianos
SchubertFantaisie en fa mineur
BrahmsDanses Hongroises (Extraits)
Entracte
Fauré-MessagerSouvenir de Bayreuth
Saint-SaënsCarnaval des animaux
Kateryna Diadiura : piano
Jacques Rouvier : piano

Le concert de ce jour fait miroiter les diverses combinaisons de musiciens capable de faire fonctionner l’instrument-orchestre qu’est le piano. C’est le nombre d’interprètes affairés sur un seul et même clavier, et non celui d’autres instruments jouant de concert avec lui, qui caractérise la singularité d’un duo constitué, consacré au répertoire de piano à quatre mains.

Ce soir, Kateryna Diadiura et Jacques Rouvier, complices à la scène comme dans la vie, prêtent leur talent et leur complicité à l’art délicat de partager le clavier et l’espace sonore. Ils offrent une véritable leçon, en acte, de musique, alors que les sonorités qu’ils extraient du grand piano à queue de concert semble avoir été interprétées par une seule et grande main, produisant ces alliages de timbres et ces qualités de texture qui permettent de reconnaitre le genre, les yeux fermés.

Le concert s’ouvre sur une œuvre mélodique et mélodieuse d’un compositeur ukrainien, patrie d’origine de la pianiste : Myroslav Skoryck (1938-2020), qui aura eu la chance de ne pas connaître la guerre actuelle de l’Ukraine avec la Russie.

Il ouvre le passage à l’émotion sonore avec la Fantaisie de Schubert, interprétée avec une grande finesse, dans les tempi retenus, les dosages des plans sonores, la dynamique d’avancée inéluctable, qui est propre à cette partition. Le personnage, cher à Schubert, du Wanderer (l’errant, le vagabond) surgit du territoire à arpenter qu’est le piano, pour ne plus quitter le voyage musical que nous offrent les deux artistes.

La question du temps et du tempo devient cruciale car c’est l’avancée dans l’exécution qui permet, et non le seul toucher, de faire advenir les couleurs propres à la palette schubertienne, depuis les moments les plus diaphanes jusqu’à ceux qui se lestent d’intensité, en passant par les passages fugato, admirablement soulignés par les interprètes, sans jamais que l’espace sonore ne soit saturé.

Avec Grieg, et ses danses norvégiennes, le voyage chorégraphique se poursuit, mu par une énergie de plus en plus crépitante. L’allure du Wanderer est plus vive, jusqu’à la course vers l’abîme parfois, sur des terres nordiques hantées par le « petit peuple » d’un folklore celtique : esprits des lacs et des forêts, dansant leur sabbat au cœur de la nuit. Lumière primesautière et nostalgies nocturnes surgissent tour à tour à la faveur de ces petites formes : autant d’allumettes qui viennent taquiner les touches blanches et noires du piano.

Après l’entracte, le programme se consacre à Brahms, autre compositeur du voyage. Sa fréquentation de Hambourg en Allemagne, lui permet de renouer avec le lyrisme hongrois traditionnel et populaire auprès des nombreux réfugiés qu’il y rencontre. Les Dix valses sont des instantanés d’une musique faussement chorégraphique, tant la matière populaire est ciselée dans les stucs décoratifs des salons de musique de la haute société : nouvelle alliance, s’établissant sur la danse, entre le savant et le populaire, avec ses élégances et ses parfums surannés. Ce fil rouge qu’est la danse est au principe même du répertoire pour quatre mains, permettant aux interprètes de produire, par leur geste de rotation du buste, un huit couché, symbole de l’infini… et plus encore avec la valse.

Le répertoire à quatre mains repose aussi sur un rituel corporel, dans la manière qu’ont les artistes de s’installer au piano, de partager l’espace du clavier, d’entrecroiser leur bras, et d’accueillir la main et le jeu de l’autre : du grand art, quand le duo constitué est aussi complice. Le ressort de cavalière de l’une, l’aplomb de l’autre, et pour tous les deux, l’expressivité du bras gauche, quand il ne joue pas, sont les manifestations les plus visibles de ce qui relie les deux corps-musiciens dans la musique et par la musique.

Le Wanderer continue sa route, avec de plus en plus de poids dans son escarcelle, alors que l’on perçoit chez les deux pianistes cette faculté d’écoute intérieur de sa « part manquante » afin de produire un résultat composé, une synergie. Ainsi la partition garde ses transparences, ses dosages, ses étagements entre ses différents éléments, ainsi que les subtilités sonores et formelles qui proviennent de l’écriture croisée. L’utilisation de la pédale, discrète, y devient cruciale, car elle entre dans le jeu du Soi et de l’Autre. En outre, les bras deviennent des archets d’instruments à corde imaginaires, tant cette musique attire l’orchestre. Ils sont joués de manière chaloupée ou droite, percutée ou langoureuse chez l’une et l’autre, émanant d’une seule et grande intention.

Un unique bis, mais bien développé, est une pépite étrange, peu entendue, parodique et écrite à deux voix : le Souvenir de Bayreuth de Fauré-Messager, peinture décalée des grandes sonneries lyrico-orchestrales de Wagner.

L’ensemble permet d’apprécier la dimension chambriste du seul piano, même s’il se voit paradoxalement exclu du genre de la musique de chambre, tant il appelle un contrôle du clavier, de la pédale de résonnance et de l’oreille de ses interprètes.

Ce soir, grâce à Katerina Diadiura et à Jacques Rouvier, très applaudis, le piano « fait » sa musique de chambre, comme il se fait orchestre, dans le grand chaudron de sa table d’harmonie. Son contenu tournoie grâce à la cuillère en bois, solide, tendre et patinée, formée par les quatre bras des interprètes.

Florence Lethurgez
Musicologue

Lire la suite

samuel-parent-recital

Mardi 9 août : 20h30 à l’auditorium Campra

Récital de piano, Samuel Parent
RavelOiseaux tristes
DebussyEstampes (Pagodes, la Soirée dans Grenade, Jardins sous la pluie)
DebussyClair de Lune
AlbénizEl Albaicín
DebussyL’Isle joyeuse
Entracte
DukasSonate en mi bémol mineur
Samuel Parent : piano

Le premier récital de piano de cette troisième et dernière semaine du Festival Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence est confié au pianiste français Samuel Parent, qui aura fait ses premières classes au conservatoire d’Aix-en-Provence, avant d’atteindre une stature internationale. Ce pianiste raffiné, au jeu délicat et puissant, concentre son programme autour des compositeurs-pianistes français, hormis la pièce d’Albeniz, tels Ravel, Debussy et Dukas.

Le programme oscille entre musique pure – sonate – et musique thématique, dont le titre n’est plus générique mais propose une référence – externe à la musique – à un objet, un lieu ou encore une image… Mais il ne s’agit pas non plus de musique à programme, suivant les péripéties d’une narration. Elle introduit entre l’objet et sa représentation musicale une relation nouvelle, un espace de liberté dans lequel s’épanouit l’interprétation.

Ravel et ses Oiseaux tristes permettent au pianiste d’entrer imperceptiblement dans l’espace du son, propre à l’auditorium Campra. Le piano, tel un grand épervier noir, fais résonner son glas, non pas en direction de la terre, mais en direction du ciel, sous les doigts et l’écoute intérieure de l’interprète.

Les Estampes de Debussy déplient leur triptyque (Pagodes, la Soirée dans Grenade, Jardins sous la pluie) avec calme, frémissement et volupté. Une vision de l’Orient souffle sur les cordes du piano, alors que ce dernier se transforme en guitare, pulse ses motifs obsédants et ses petites « chansons », susurrées par Samuel Parent à « l’oreille de la mémoire » de chaque auditeur. La troisième Estampe amène l’élément aquatique, qui plonge le public dans un sentiment océanique ainsi qu’un bain de jouvence… « Nous n’irons plus au bois ».

Le Clair de Lune du même Debussy relève également de cette poétique de l’ondée qui se joue au bout des doigts et du son.

L’Albéniz d’El Albaicín vient apporter son soleil cru et aride, ses griffures et ses splendeurs. Le piano, devenu taureau dans l’arène, fait danser et miroiter un sable fin et brillant, à la faveur de l’imagination sonore du pianiste. Il nous mène jusqu’au Duende (transe obtenue dans la musique gitane par la musique et la danse).

Debussy revient une dernière fois, en apothéose, avec L’Isle joyeuse, qui nous plonge à nouveau dans l’eau lustrale, à la recherche d’une source sous-marine comme d’une terre idéale : embarquement pour Cythère…

La manière souple, ductile, d’arpenter le clavier propre à Samuel Parent est le fil conducteur de cette première partie de programme. Il se tisse dans la densité de l’instant.

Après l’entracte surgit des eaux le bloc de marbre qu’est la Sonate en mi bémol mineur de Dukas, peu jouée, et dépoussiérée par l’engagement total du soliste. Suite à l’élément aquatique, c’est maintenant l’élément terre qui domine, roche taillée par la forme sonate et par l’exécutant. Les quatre longs mouvements de l’œuvre oscillent entre ordre formel et chaos thématique, tandis que le pianiste en sécrète l’architecture secrète. Jeux sur les tessitures, sur les proportions et sur les planismes (les traits d’écriture mettant en valeur, jusqu’à la parodie, les possibilités du piano), tout est là, sous les dix doigts du pianiste, qui donne désormais, une dimension industrielle à la musique. Le creuset alchimique se transforme en haut-fourneau, en fonderie d’acier, afin de produire la pierre philosophale de la modernité. Telle est, restitué par Samuel Parent, l’énergie particulière de cette œuvre-monument. Il s’agit, pour le pianiste, de faire tenir tout un monde en fusion dans le cadre agrandi à l’extrême de la forme sonate, ses jeux de textures et de volumes, ses moments d’émotion graves et parodiques.

Le bis final de Samuel Parent, longuement applaudi, revient au Ravel des premiers instants du récital, sans quitter l’univers formel de la sonate, avec le menuet de la Sonatine, hommage à la forme et au dandysme sensible du piano français.

Florence Lethurgez
Musicologue

Lire la suite

Récital de piano, Leonel Morales

Jeudi 4 août : 20h30 à l’auditorium Campra

Récital de piano, Leonel Morales
MozartSonate en ré majeur K311
BeethovenSonate n° 23 opus 57 en fa mineur, dite Apassionata
Entracte
BrahmsSonate n° 3 opus 5 en fa mineur
Leonel Morales : piano

La série de récitals offerts cet été par le Festival-Académie Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence se poursuit avec celui du pianiste cubain Leonel Morales. L’artiste, en interprète et en musicologue, explore les potentialités formelles et expressives de la forme sonate, depuis Mozart jusqu’à Brahms, avec ce trait d’union essentiel qu’est Beethoven.

C’est avec un toucher en patte de velours que l’interprète aborde la Sonate en ré majeur K311 de Mozart, plus galante que classique, plus gracile que dramatique, au sein d’un univers sonore qui se transforme en une scène d’opéra miniature. Les thèmes sont présentés, le pianiste se faisant « maître de théâtre », avec de fines modulations de timbre, comme le ferait un chanteur qui passerait de sa voix de tête à sa voix de poitrine. Ces modulations peuvent ou veulent parfois chercher à rappeler le pianoforte. Le legato est bien souligné, la basse d’Alberti poudrée, les traits – vocalises instrumentales – sont structurés par d’infimes résonnances, grâce à l’usage de la pédale. Le pianiste semble vouloir montrer la manière dont Mozart s’empare du langage tonal et de la forme sonate, pour agrandir les potentialités du piano ; à moins que ce ne soit l’inverse, dans cette dialectique subtile entre la matrice formelle abstraite et la réalisation sonore concrète.

Cette réflexion musicale se poursuit avec la Sonate n° 23 opus 57 en fa mineur, dite Apassionata de Beethoven. L’intitulation marque l’écart entre ce que chaque époque demande à la musique en matière d’expression, pure ou attachée à un affect précis. C’est également le Beethoven explorateur du piano que cherche à restituer Morales, dans sa manière d’investir un clavier agrandi, polarisé entre les extrêmes de sa tessiture, de faire s’enrouler telle ou telle idée thématique sur elle-même, de trahir l’attente de résolution, enfin d’intégrer le silence à la danse sonore. Les traits d’arpèges, loin d’installer la tonalité et d’avoir une fonction grammaticale, deviennent des couleurs, dans une palette aux tons lumineux ou sombres, tandis que des cellules rythmico-mélodiques éclaboussent le clavier de part en part.  Les mains du pianiste se répartissent un matériau sonore complexe, parfois illisible, souvent éruptif, pour mieux traduire la logique d’écriture, expérimentale et obsessionnelle du compositeur : tout un monde de deux mains.

En la matière, le troisième opus interprété par Morales, après l’entracte, n’est pas en reste, avec la Sonate n° 3 opus 5 en fa mineur de Brahms, édifice monumental de la forme sonate pour piano, à la secrète géométrie. Un monde déjà désarticulé chez Beethoven, se voit soumis à la question chez Brahms, réinterrogé sur ses fondements. La tonalité est étirée jusqu’à ses confins, tandis qu’une pâte sonore, ductile et dense, est modelée et émerge des clartés du silence, lequel est encore davantage intégré à la composition chez Brahms que chez Beethoven. L’œuvre est un territoire, raviné, érodé, excavé, tandis que les idées thématiques empruntent à la cellule beethovenienne comme à la cantilène mozartienne. Parfois, la ligne mélodique surgit de l’écriture harmonique, grâce au legato du pianiste, et à son utilisation soignée de la pédale, l’ensemble sonnant comme un choral. Le piano devient un espace en soi, que chaque doigt des deux mains de l’interprète arpente à sa façon.

Pour ce qui est d’arpenter les territoires, Morales offre trois bis de musique cubaine, qui révèlent, après ce parcours dans une histoire du piano germanique, son attachement au sol natal et latin :  Malagueña d’Ernesto Lecuona, Picotazos et Adios a Cuba d’Ignatio Cervantes.

Florence Lethurgez
Musicologue

Lire la suite