auditorium campra aix en provence

Jeudi 12 août 2021 : 20 h 30
Soirée hommage à Dvorak

Brahms, Trois Intermezzi opus 117
Dvorak, Quatuor à cordes en fa majeur opus 96, dit « Américain » (transcription de D. Walter)
Entracte
Dvorak, Quintette pour piano et cordes en la majeur opus 81 (transcription de D. Walter)
Quintette à vent Moraguès
Michel Bourdoncle : piano

Un hommage à Dvorak, compositeur bohémien, afin de commémorer l’anniversaire de la naissance en 1841, expose tour à tour le pianiste Michel Bourdoncle et le quatuor à vent Moraguès en première partie de soirée, pour mieux les réunir dans le Quintette pour piano et corde, transcrit pour les vents par David Walter.

Le quintette à vents Moraguès réunit la fratrie éponyme : Michel à la flûte traversière, Pascal à la clarinette et Pierre au cor. Georgio Mandolesi, au basson et David Walter au hautbois, infatigable transcripteur d’un millier d’œuvres pour sa formation chambriste, complètent ce quintette, qui sillonne les scènes du monde entier et les studios d’enregistrement. Il est accompagné au piano, ce soir, par Michel Bourdoncle, directeur artistique du Festival-Académie Les Nuits pianistiques, et enfant du pays. Le public est venu nombreux ce soir, pour saluer autant les interprètes, que les deux compositeurs du programme.
Le programme de ce soir n’est ni un récital, ni une soirée musique de chambre : il est les deux. Son centre de gravité est un compositeur, auquel on rend hommage, Dvorak (1841- 1904), à l’occasion du 180e anniversaire de sa naissance.
Un levier puissant jusqu’à lui est Brahms, que le programme du Festival de cette année a souvent mis à l’honneur ; pas plus tard qu’hier avec l’interprétation de son Quatuor à corde avec piano. Il était associé à Fauré, pour cette même formation chambriste (violon, alto, violoncelle et piano), et le programme mettait l’accent sur les différences de climat et de langage Ce soir, Brahms est associé à Dvorak, et ce nouveau cousinage est encore plus évident. Et l’on peut même dire que la musique de Brahms prépare l’auditeur à celle de Dvorak. Aucune parenté de formation, dans les œuvres proposées ce soir, mais une plongée dans des univers différents comme la pièce lyrique pour piano solo, le quintette à vent, enfin le quintette pour piano et vent. En outre, le Festival donne toute sa légitimité à un geste, à la croisée du travail de composition, d’interprétation et de réception : la transcription. Le quatuor à corde se voit remplacé par le quatuor de vent, par une opération délicate, effectuée par un interprète très averti du quatuor à vent Moraguès, le hautboiste David Walter (également professeur à l’Académie, il y a deux ans).
Brahms et Dvorak se connaissaient et entretenaient une étroite relation de maître à élève, voire à disciple (Dvorak est né une dizaine d’années après Brahms). Une même culture d’Europe centrale (Mittel Europa) les réunissait, dans un mariage entre raison et imagination, logique d’écriture et d’émotions. Brahms l’aidera, lors de son voyage à Vienne, à publier ses Danses slaves, précise Michel Bourdoncle, lors de son allocution – prisée et attendue par le public fidèle du Festival. Il a également incité Dvorak, lors de son séjour à Vienne, à quitter la Bohême et Prague, et à viser plus loin et plus haut. Il y parviendra tellement que ce n’est ni à Londres, ni à Vienne, que Dvorak débutera sa véritable carrière, mais en Amérique du Nord. Il est invité en 1892 à diriger le Conservatoire de New York. Paradoxalement, cet éloignement radical nourrira à la fois sa créativité et son attachement à ses origines. Cet immense pas de côté lui permettra de préserver son héritage, qui était pour Dvorak sa raison de vivre et de faire de la musique. Il aura l’honneur et le bonheur de diriger à partir de 1901, au soir de son existence, le Conservatoire de Prague…
Il fait de ce déplacement en Amérique une source d’inspiration. On pense à sa Symphonie du nouveau monde, et ce soir, au Quatuor américain. Il pratique un syncrétisme, qui ne dénature pas son style et son inspiration, mais compose, depuis qui il est et d’où il vient, ce panorama sonore si caractérisé qu’est l’Amérique. Une nostalgie grandiose, évocatrice, davantage spatiale que temporelle – un peu comme celle de Fauré écouté lors du concert de la veille – traverse son œuvre américaine. Ce pas de côté, aura été initiatique autant que la fréquentation de son maître Brahms. Il lui permettra d’avoir une claire conscience des ressorts et des travers de son écriture – son opulence chaotique notamment – et de parvenir à doter sa musique de plus de densité et de concision. C’est en cela qu’elle charme encore et toujours les oreilles d’aujourd’hui, avec cette énergie créatrice virtuellement contenue, et qui regarde l’avenir du monde d’après plutôt que de l’ancien monde, qu’évoque tout en le dépassant, l’œuvre testamentaire de Brahms.
C’est pourquoi le fait d’ouvrir le programme avec trois pièces tardives de Brahms, est comme un passage de relais, entre les deux hommes, appartenant à deux générations. Il s’opère avec la douceur naturelle de l’évidence.
Les Trois Intermezzi de l’opus 117 de Brahms sont interprétés ce soir par le pianiste français, originaire d’Aix-en-Provence, Michel Bourdoncle. La région Sud possède ses artistes de stature internationale, tel Bernard d’Ascoli, entendu mardi, et le soliste de la soirée. Tous deux sont aussi des bâtisseurs, soucieux de transmettre aux plus jeunes, ce qu’ils ont reçu de leurs maîtres. Bernard D’Ascoli est le directeur artistique du centre de formation Piano Cantabile à Aubagne et Michel Bourdoncle, celui de l’Académie des Nuits pianistiques qui se déroule en ce moment dans le Conservatoire Darius Milhaud.
Michel Bourdoncle choisit de faire sortir l’auditorium Campra de son silence avec un Brahms crépusculaire, mais par temps de clair de lune, et avec quelques couleurs rémanentes d’un coucher de soleil. Il restitue la simplicité fondamentale de ces pièces, par un jeu ample et calme. Chaque doigt de la main semble avoir un rôle bien spécifique à remplir, au sein d’un constant legato, afin de dégager l’ordre profond qui préside à ces trois œuvres, ainsi que l’étagement serré des plans sonores. Leur matériau s’enroule de manière fluide autour de thèmes qui surgissent comme un chant intérieur. Les deux bras du pianiste forment un demi-cercle, qui s’adapte parfaitement à la forme arrondie du corps du piano, comme en miroir. De même, son buste n’est pas seulement penché vers l’avant, mais se penche parfois en arrière, comme pour effacer le corps de l’interprète de la musique, et la restituer dans toute son autonomie, notamment dans les passages extatiques qui parsèment ces trois pièces de leurs modulations parlantes. Un univers sonore vient à apparaître du lointain, qui envoûte et émeut autant le public que le pianiste. Son langage corporel, instinctif, suggère le balancement constant de ces pièces, écrites au soir de la vie du compositeur, telles des « berceuses de (sa) douleur ». La tessiture de l’extrême grave, par la grâce du medium, s’adresse à celle de l’extrême aigu, sans rupture, comme si le clavier du piano devenait élastique. Le travail de la pédale, par le pianiste, produit un grand halo sonore, rond et intimiste, qui lui permet de mettre la résonance au travail afin d’assurer la continuité, dans le déroulement unitaire de ces trois pièces. Les moments les plus fervents ne sont jamais surjoués. Le pianisme, dense mais amorti par la pulpe des doigts, reste toujours dans l’empan dynamique de la méditation solitaire, dans ses moments de trouble comme de consolation.
Michel Bourdoncle nous montre qu’il est pianiste parce que musicien et non l’inverse, d’où le premier moment où le piano va complètement se taire, dans toute la programmation de 2021.
Suite à ce premier voyage, en terre brahmsienne, que le pianiste quitte comme sur la pointe des pieds, la première partie de la soirée se poursuit. Alors que le piano se tait, et se referme sagement, le Quintette à vent Moraguès s’installe pour jouer le célèbre Quatuor américain, n°12, en fa majeur, opus 96 de Dvorak, composé en 1893, soit un an après les Intermezzi de Brahms qui viennent d’être interprétés. Nous avons fait allusion, à propos de Brahms et de Fauré, au genre, particulièrement virtuose, sur le plan de l’écriture, et prestigieux, sur le plan de l’héritage, du quatuor à corde, et que les compositeurs n’osaient aborder qu’avec la maturité. Mais, le voyage outre-atlantique semble avoir libéré Dvorak, de ce lourd patrimoine de maîtres européens qu’il s’agirait de « copier ». Il a donc composé quatorze quatuors tout au long de sa carrière, depuis le premier dès 1862 jusqu’au dernier en 1895. Précisons que son opus 1 est un Quintette à corde composé en 1861…
Pour le douzième quatuor joué ce soir, le compositeur a les yeux et les oreilles rivés sur ces vastes et nouveaux horizons américains, qu’il accueille depuis son regard d’origine. Deux sources d’authenticité, slave et américaine, vont ainsi se mêler pour former un nouvel alliage géomusical, particulièrement solaire. L’œuvre est contemporaine de sa Symphonie n°9 « Du nouveau monde », opus 95, et crée au Carnegie Hall, par l’Orchestre philharmonique de New York.
L’œuvre est écrite pendant l’été 1893 à Spillville dans l’Iowa, lieu dans lequel le compositeur, éloigné de sa patrie, retrouve du réconfort au sein d’une communauté tchèque. Il tient le service musical à l’orgue de la paroisse, qu’écoutent avec nostalgie, les fidèles, dans une double communion, religieuse et musicale. Le compositeur parsème ses œuvres d’allusions aux précieux trésors culturels de sa terre d’origine. On pense également au Quatuor de ma vie du compositeur tchèque Smetana, dont la postérité est due au poème symphonique, La Moldau.
Mais l’objet musical qui se présente à nous ce soir est singulier. Écrit initialement pour deux violons, alto et violoncelle, selon l’effectif traditionnel du quatuor à corde, cette œuvre est donnée dans la transcription par David Walter pour quintette à vent, soit pour la flûte de Michel Moraguès, le hautbois et cor anglais de David Walter, la clarinette de Pascal Moraguès, le cor de Pierre Moraguès et le basson de Giorgio Mondolesi.
Cela permet à l’œuvre originale d’être écoutée autrement, à la faveur d’un autre épanouissement sonore, de respirations plus palpables, proches du corps humain, d’une lisibilité dans la répartition des interventions accrue. De fait, la famille des cordes est plus homogène que celle des vents, qui relèvent tous de techniques différentes, et qui sont très caractérisés sur le plan sonore. Ainsi, la transcription a plusieurs fonctions. Elle étend le répertoire pour cet effectif chambriste d’une part, et permet de répondre clairement à une grande question, quand les musiciens jouent en bande : d’où vient la musique ? L’effectif du quintette à vent, avec sa grande diversité, préfigure l’orchestre symphonique, et construit des alliages inédits, faits d’un seul bloc, ou de fondus-enchainés, ce qui convient parfaitement à l’œuvre de Dvorak. Cela ne se voit pas, sauf quand les interprètes réarrangent leurs instruments entre les mouvements, mais l’instrument à vent est très requérant sur le plan physique. Il est produit directement par le corps qui tient l’instrument, lui donne son souffle et l’active directement depuis ses lèvres. Ainsi, il se tient entre la voix humaine et les autres familles d’instruments (corde et percussion). La flûte, avec sa forme de baguette rutilante, se charge très souvent, par un geste bien codifié du bras droit, de donner le « top » départ, à cette écurie de chevaux de course, à la robe diversement rutilante et ambrée. Les cinq musiciens occupent la scène de manière à mettre l’instrument le plus grave, le basson, au milieu. Il semble ancrer, avec sa verticalité boisée, la musique sur le sol de la scène.
Le quatuor comporte les quatre mouvements traditionnels : Allegro ma non troppo, Lento, Molto vivace et Finale vivace ma non troppo, tandis que son interprétation standard dure 30 minutes.
L’Allegro ma non troppo est également de forme sonate bi-thématique traditionnelle, mais ses éléments mélodiques et rythmiques empruntent déjà à des chants ou danses à la fois bohémiens et afro-américains. Le langage tonal s’ouvre à d’autres éléments – gammes pentatoniques, rythmes caractérisés. Cette écriture, littéralement inouïe, se déroule plus calmement, dans le nostalgique Lento, qui fait écho à la méditation ou confession brahmsienne qui a bercé le public en ouverture de programme, comme si le compositeur arpentait en rêve la distance qui le sépare de sa terre d’origine. Le Molto vivace, est un scherzo qui ne dit pas son nom, peut-être pour mieux s’affranchir du modèle viennois. On reconnaît, à la mi-temps du mouvement, un chant d’oiseau, que les sources musicographiques identifient comme la fauvette des jardins (le scarlet tanager). Le timbre des vents, avec leur verticalité et leurs traits furtifs, ont une nouvelle modernité, qui fait penser à Stravinsky ou encore à Messiaen. Le Finale vivace ma non troppo est un morceau de bravoure pour les vents, dans son tactus rapide et rythmé, son tapis de notes gentiment ironiques, qu’apaise un moment meno mosso, vertical et lent – à la manière d’un choral ou d’un gospel song. Rappelons ici que Dvorak tenait l’orgue de son église.
Après l’entracte, le piano s’ouvre à nouveau et s’ajoute à l’ensemble à vent pour une autre transcription, due également à David Walter, du Quintette avec piano et corde en la majeur opus 81 n°2 de Dvorak. L’œuvre, qui repose sur une plus large assise chambriste, est composée près de six ans avant le Quatuor Américain, en 1887, entre août et octobre. Dvorak semble écrire plus vite que Brahms, comme si le monde nouveau était déjà devenu plus rapide. Il l’écrit à la faveur d’un séjour, fécond et heureux, à Vysoka en Bohème. L’œuvre sera immédiatement créée à Prague. C’est la seconde et dernière fois que le compositeur s’essaye à ce genre, sa première tentative étant l’opus 5, une œuvre de jeunesse. Quinze ans après, il choisit de reprendre la même tonalité de La majeur. Mais la similitude s’arrête là, car Dvorak est entré dans sa pleine période de maturité expressive et de maîtrise de l’écriture.
Les membres du quintette ont changé de place, et c’est désormais le piano qui est placé à l’arrière-centre. Ce travail spatial n’est évidemment pas fortuit, les extrémités étant toujours occupées par la flûte d’un côté et la clarinette de l’autre. En outre, la transcription exige davantage du pianiste, le soin de calibrer ses interventions en duo, à la spécificité de l’instrument avec lequel il dialogue.
Le quintette comprend quatre mouvements : Allegro ma non tanto ; Dumka : Andante con moto ; Scherzo (furiant) : Molto vivace ; Finale : Allegro. Sa durée d’exécution est d’environ 35 minutes. Le piano semble être moteur dans le premier mouvement, pour obtenir la dimension symphonique de l’ouverture d’une forme sonate. La mélodie, très lyrique, au basson, contient en germe, comme chez Brahms, mais de manière moins dense, ses transformations futures. Le thème est insistant, et le compositeur en use de manière insistante. La matière sonore, diversement colorée, joue avec la lune et le soleil, le plein et la transparence, comme un immense moucharabieh. Le rythme pointé se fond subtilement dans une cantilène, pour revenir en force. Le deuxième mouvement est fondé de manière plus directe encore, sur un matériau chorégraphique traditionnel, la dumka, ballade ukrainienne que le compositeur utilisera à plusieurs reprises. Si elle a contribué à populariser son œuvre, ce n’est pas pour cela que Dvorak s’en inspire, mais pour exprimer un sentiment infiniment nostalgique (voir ci-dessous le compte rendu que nous avons donné de cette œuvre, dans sa version originale, au Château du Grand Callamand le 7 juillet de cette année, avec Michel Bourdoncle au piano). Le mouvement comporte deux thèmes entrecroisés de quatre variations – encore cette forme matricielle -, et finit par sonner comme une forme chorégraphique avec ses refrains et ses couplets, entre vigueur et lamento. Le changement de couleur, des cordes aux vents, y prend encore plus de sens, au fur et à mesure que le matériau s’enrichit. De plus, l’instrument à vent s’accorde à merveille avec l’esprit de feu follet, d’elfe, qui parsème le mouvement : l’air lui va si bien… Le troisième mouvement est un scherzo. Il est nommé comme tel, mais porte la mention entre parenthèses « Furiant », une danse traditionnelle d’origine tchèque, d’allure vive, qui alterne trois mesures à 2/4 et deux à 3/4, et déplace sans cesse ses accentuations. Elle est mobilisée plus particulièrement dans le Trio central, plus lent. Le compositeur l’utilisera également plusieurs fois, comme dans sa 6e symphonie en ré majeur, opus 60. C’est encore le flûtiste qui donne le top départ. L’exigence de synchronisation est à son comble dans le finale, qui emprunte à une autre danse traditionnelle, la polka. Blocs de marbre et fugato y alternent, et l’on se met à penser, tant la matière est travaillée, à la Petite danseuse d’Edgar Degas, sculpture en cire à l’origine, puis « transcrite » pour le bronze par la suite. Le calme revient avec un choral d’adieu, après un fugato, qui tel un cheval de course, finit par s’emballer sur le pourtour circulaire et sablonneux d’une arène.
Citons, pour finir, ce que le critique Foerster dit de l’œuvre : « Cette œuvre d’une rare valeur présente des thèmes innovateurs et les traite avec une profondeur imposante. Il est impossible de préférer un mouvement à un autre, la chaleur de l’Allegro et la poésie de la Dumka se défendant tout aussi bien que l’esprit de la Furiant et la joie du capricieux Finale. Ce quintette réunit tout ce que nous attendons maintenant de Dvorak : un son merveilleux et de nombreux effets instrumentaux tant intrigants qu’originaux. » [traduction libre sur wikipedia]
L’oreille du public se promène sur la crête d’une musique dont les deux versants sont l’Amérique et la Bohème. Elle déguste cette œuvre, mélancolique, mais imprégnée de toute la magie de la danse, un peu comme le Chopin des Valses, Polonaises et Mazurkas, avec une gourmandise d’enfant. Le bis donné à un public conquis reste sur cette note, avec une pièce inspirée de la Danse bohémienne, extrait de l’opéra Carmen de Bizet. Les cliquetis des pistons y font office de castagnettes, tandis que le grand piano, habille l’héroïne de sa robe noir-brillant.

Florence Lethurgez
Musicologue

Auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud : 380 avenue Mozart, 13100 Aix-en-Provence

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Mercredi 11 août 2021 : 20 h 30
Soirée de musique de chambre
Brahms, Quatuor avec piano et cordes en sol mineur n° 1, opus 25
Entracte

Fauré, Quatuor pour piano et cordes en do mineur, opus 15
Da-Min Kim : violon
Marie-Anne Hovasse : alto
Frédéric Lagarde : violoncelle
Olivier Lechardeur : piano

Après le récital de la veille, voici toujours et « encore plus de musique » (Schumann) aux Nuits pianistiques 2021, avec un programme de musique de chambre. Il réunit un trio à corde au piano, pour servir deux œuvres emblématiques de ce répertoire : les quatuors avec piano de Brahms (opus 25) et de Fauré (opus 15).

La musique de chambre avec piano est particulièrement honorée aux Nuits pianistiques, en ce qu’elle représente, pour les compositeurs, un laboratoire, dans lequel ils expérimentent les écritures solistes comme les écritures concertantes. Après Mozart, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, et Schumann, qui ont travaillé le solide classicisme du genre, peu fréquenté pour cela par Liszt et Wagner, les compositeurs Brahms et Fauré ont reçu et fait fructifier cet héritage, qu’il s’agisse de musique austro-allemande ou de musique française. Le quatuor pour piano et corde y tient une place importante, comme le concert de ce soir en est un bel exemple. Les deux compositeurs s’emparent des codes de cet effectif chambriste pour mieux les déplacer, y mettre à la fois un peu de jeu et un peu du leur.
De même que Chopin a exploré toute sa vie la Mazurka, comme nous l’avons rappelé lors de notre compte-rendu du récital de Jean-Marc Luisada, Brahms (1833-1897) a écrit de la musique de chambre tout au long de sa vie, de 1853 à 1894.
Il compose le Quatuor avec piano, violon, alto, violoncelle n°1 en sol mineur opus 25 en 1861 qui sera créé avec Clara Schumann au piano. Il se développe, de manière classique, en quatre mouvements : Allegro, Intermezzo, Andante con moto, Rondo alla zingarese – son célèbre presto final – et sa durée d’exécution est d’environ quarante minutes. L’intérêt, voire l’attachement, pour cette œuvre est tel, que Brahms la transcrira pour piano à quatre mains près de 10 ans plus tard, et que le moderne Schoenberg l’orchestrera en 1938. Elle comporte, tant sur le plan thématique que formel, une liberté, une opulence ainsi qu’une énergie communicative. Elle n’a pourtant rien d’un geste spontané, chez un compositeur qui a mis beaucoup de soin et de temps à faire naître cet opus.
L’auditorium Campra se voit empli d’une atmosphère sonore prégnante, amniotique, faite d’échanges constants et serrés entre les cordes et le piano, d’affirmations et réaffirmations nuancées du matériau thématique. Les thèmes de Brahms sont si plastiques qu’ils semblent contenir, comme la variation plus tard avec Webern, leur exposition en même temps que leur développement, voire de leur enveloppement. Là est le défi d’interprétation, qui repose davantage sur une compétence discursive, que purement virtuose. Chez Brahms, tout signifie ; rien n’est simplement décoratif. On reconnaît le thème de Clara au cœur du deuxième mouvement, intermezzo (mi bémol-ré-do-si-do), que Brahms reprend à Robert Schumann, en effectuant ainsi un double hommage. Scherzo et trio se font face, rivalisent de légèreté et de charme, en mode majeur ou mineur, lyrique ou rythmique. Le presto final fait directement, dès son titre, allusion à la musique traditionnelle hongroise, prisée par le compositeur des Danses hongroises. De forme rondo (alternance d’un refrain et de couplets), il appelle l’énergie de la danse, première, fondamentale, avec ses mouvements circulaires. Brahms utilisera encore cet univers de références dans ses œuvres de chambre, mais dans les mouvements lents de son Trio avec piano, opus 87 et de son Quintette avec clarinette, opus 115. On pense également à Dvorak et à la Dumka bohémienne du Quintette n° 2 opus 81 en la majeur pour corde et piano, entendue le 7 juillet au Château du Grand Callamand. Rappelons que les Nuits Pianistiques se sont déplacées dans ce lieu évocateur, pour donner quatre sessions de concerts en plein air, avec dégustation des vins de la maison (voir notre compte rendu sur ce site, onglet Actualités et sur la page facebook des Nuits pianistiques). On pense aussi au récital d’hier et à ce que disait Bernard d’Ascoli sur le « lien secret » qui est tissé entre les compositeurs de l’Europe centrale, par-delà les époques et les lieux d’exercice. On ne peut, également, que penser au concert de demain, où ce même Quintette sera donné dans une transcription pour piano et quatuor de vent. Là résulte aussi l’intérêt d’un festival, qui permet à la musique vivante, d’être écoutée et réécoutée, sous une forme nuancée. La musique n’est-elle pas faite pour être réentendue ?
La forme, chez Brahms, semble sourdre et résulter de la matière même de ses thèmes, tous caractérisés, et qui contiennent en puissance, l’énergie et les contours de leurs futurs développements. Ce qui peut donner l’impression, à l’oreille, que cette musique est faite de l’assemblage d’une juxtaposition de séquences, renvoie chez Brahms, à son art de composer des trames organiques, qui exaltent et étirent les possibilités du système tonal. Le lyrisme est partout, et irrigue chaque cellule de l’œuvre, chaque partie instrumentale, depuis ce grand cœur « en noir et blanc » qu’est le piano. Quand il entre après le trio de cordes, l’effet symphonique fait irrésistiblement penser aux concertos pour piano du compositeur. Les interprètes de la soirée, Da-Min Kim au violon, Marie-Anne Hovasse à l’alto, Frédéric Lagarde au violoncelle et Olivier Lechardeur au piano, accordent mutuellement le flot mélodique ou rythmique, avec, très souvent, un même geste d’archet, lisse ou insistant, auquel répond le ballet des mains sur le clavier. L’écriture ouvre et ferme l’espace acoustique, par un jeu de marches harmoniques, ou s’appuie sur un tapis de notes rapidement répétées. On pense à un regard approché sur la nature, qui révèle ses incessants fourmillements. Des arpèges liquides peuvent faire déborder le trop plein de vitalité. Des motifs très brahmsiens, homorythmiques, en valeurs longues, produisent un alliage puissant. Le timbre des cordes, dans le Rondo alla zingarese se leste d’une petite pointe de « bruit », de concret, pour obtenir un « son », évocateur d’un monde traditionnel fantasmé.
Après l’entracte, la même formation regagne la scène pour interpréter le Quatuor pour piano et corde en ut mineur n°1 opus 15 de Gabriel Fauré. Sa gestation est également longue, puisque son écriture court de 1876 à 1879. Le final sera entièrement révisé, pour l’édition définitive de l’œuvre. Elle est dédiée au violoniste belge, Hubert Léonard, qui a donné à Fauré, des conseils d’écriture pour son instrument. Comme le quatuor précédent, il comporte quatre mouvements : Allegro molto moderato – Allegro vivo (Scherzo) – Adagio – Allegro molto, mais sa durée d’exécution est un peu moindre. En outre, la terre d’inspiration de Fauré n’est pas austro-hongroise, mais bien française. La source la plus sûre est le Quatuor avec piano opus 41 de Saint-Saëns – professeur de Fauré à l’École Niedermeyer -, œuvre, il est vrai, qui se souvient de Mozart… D’où la délicatesse de l’accompagnement de piano, dans la veine des textures cristallines et régulières propres au classicisme viennois. Le piano, comme chez Brahms, semble être l’instrument de prédilection de Fauré, le centre de gravité de la composition. Autre point commun : le Quatuor est également une œuvre de jeunesse, mais qui est déjà aboutie. Les étudiants qui se sont, quant à eux, essayés, en classe d’écriture, à composer « à la manière » de Fauré – lequel fait partie du quatuor canonique, avec Bach, Mozart et Brahms – reconnaissent déjà son vocabulaire, si personnel : ses harmonies, ses modulations, la conduite de ses lignes, ses textures en fluides imitations, son lyrisme en demi-teinte, le tout fermement encadré dans la forme sonate. Si la musique de Brahms travaille le temps, long ou fugace, celle de Fauré travaille l’espace, grand ou minuscule, avec ses plages de sons savamment étirées.
On peut rappeler ici ce que le célèbre musicographe Émile Vuillermoz, condisciple de Fauré en classe de composition, écrivait à propos des quatre opus, les deux Quatuors et les deux Quintettes pour corde et piano : « La flexibilité de leur écriture pianistique est prodigieuse. Enveloppés par les arpèges, les accords et les traits insinuants du clavier, les archets tissent à l’aise leur trame serrée et homogène, que le piano incruste de perles de cristal. »
Les instrumentistes de la soirée, font circuler, d’une partie à l’autre, l’énergie de ce répertoire original, qui n’a ni la complétude du quintette pour corde et piano, ni la finitude du quatuor à cordes – Brahms comme Fauré, ne s’y risquant que tardivement.
Le premier mouvement, Allegro molto moderato, offre une pâte sonore dense, veloutée ou plus aérée, qui fait penser à la Polonaise dite « héroïque » de Chopin, entendue hier, lors du récital de Bernard d’Ascoli. Le scherzo avec trio est placé avant le mouvement lent. Il s’inscrit dans la veine beethovenienne. La mécanique de précision de ce mouvement requiert une synchronisation sans faille des différents partenaires, qui sans cesse, se renvoient la balle, et soufflent un peu, entre deux « sets », dans le trio central. Mais c’est l’Adagio qui permet le repos véritable, avec toute la nuit de sa tonalité de do mineur, une nuit sépulcrale, intensément et tristement méditative, tandis qu’une coda, qui semble parvenir des limbes, annonce le réveil. Le Finale « reprend ses esprits » et vient clore la pièce, avec une logique d’écriture classique et sereine, canalisée et retenue par le déroulement régulier de la partie de piano. Comme avec la Polonaise héroïque de Chopin, entendue lors du récital de la veille, il ne faut pas faire de ce mouvement un morceau de bravoure, trop impétueux ou passionné, mais en restituer, derrière l’afflux de musique, la dimension transcendante et dépouillée d’un questionnement qu’exprime un motif chromatique ascendant. En cela, Fauré rejoint Ravel, et la saveur élégante de la musique française, depuis Lully, et même avant, avec les Airs de cour pour voix et luth d’Antoine Boësset, par exemple.
Ainsi, les lectures de ces deux œuvres par le quatuor d’interprètes de la soirée se font avec des lunettes – ou des pavillons d’oreilles – différentes, entre confession profonde et sous-entendu pudique. Les deux reposent sur l’engagement serré des parties qui entrent dans la danse, pour accomplir deux magnifiques « quadrilles ». Le tactus de l’ensemble, dans les deux œuvres, est donné par le piano, pratiqué par les deux compositeurs, et qui déploie ses propres cadences. Depuis ses ressources musicales « entières », polyphoniques et quasi symphoniques, il fait avancer la musique et tient le pinceau qui produit les différents alliages de timbre, irisés ou concertants, qu’il intervienne en sourdine ou en pleine exposition.
Les deux œuvres ont l’impétuosité de la jeunesse, mais présentent la même sûreté d’écriture. La musique de chambre « à quatre » avec piano n’est pas seulement une étape mais elle joue le rôle dynamique d’un levier vers « encore plus de musique », encore plus d’innovation, chez les deux compositeurs de la soirée. Que nous prépare le concert de demain ?

Florence Lethurgez
Musicologue

Auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud : 380 avenue Mozart, 13100 Aix-en-Provence

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Mardi 10 août à l’auditorium Campra
Récital de piano
Haydn, Variations en fa mineur Hob XVII n° 6
Liszt, Jeux d’eau à la Villa d’Este
Ravel, Jeux d’eau, Pavane pour une infante défunte, Sonatine
Entracte
Chopin, Scherzo no 2 en si bémol mineur opus 31, Nocturne en ré bémol majeur opus 27 no 2, Polonaise en fa dièse mineur opus 44, Polonaise héroïque en la bémol majeur opus 53
Bernard D’Ascoli : piano

La troisième et dernière semaine du Festival des Nuits pianistiques s’ouvre sur un programme qui va « comme un gant » au piano. Bernard d’Ascoli nous fait partager le pianisme chargé de couleurs et d’émotions de compositeurs qui ont développé l’écriture pour cet instrument, de Haydn à Chopin, en passant par Liszt et Ravel.

Des applaudissements nourris accueillent, dès son arrivée sur la scène de l’auditorium Campra, le pianiste Bernard d’Ascoli, de stature internationale, mais d’ancrage régional. Il est accompagné jusqu’au piano, en raison de sa cécité, et dès lors, l’empan de ses deux mains fait miracle. Il s’en sert, déjà, en virtuose, pour trouver la bonne assise. Elles seront, durant tout le récital, comme des antennes, mieux, comme des aimants, qui lui permettront de prendre possession du clavier avec une « poésie de l’exactitude » à nulle autre pareille.
Bernard d’Ascoli aime partager ; Bernard d’Ascoli aime son public. Cela se sent, cela s’entend, tout d’abord avec les mots que le pianiste choisit pour donner des clés d’écoute au public, venu nombreux ce soir, en dépit des contraintes sanitaires. C’est dire l’aura de ce musicien, qui d’une voix claire et assurée, révèle les « liens secrets », musicaux ou biographiques, qu’il va tisser, avec son jeu, entre les œuvres. Le public, spontanément, respecte le magnifique assemblage, en n’applaudissant, longuement, qu’à la fin des deux volets du récital.
Une œuvre tardive et maitresse pour clavier de Joseph Haydn ouvre le récital : Les Variations en fa mineur ou Andante con variazioni « Un picolo divertimento » Hob XVII/6, écrite en 1793, soit deux ans après la mort de Mozart. La synthèse entre Aufklarung et Empfindsamkeit, rationalité et sensibilité, entre classicisme et pré-romantisme, y est patente. L’œuvre est également hybride sur le plan formel et réunit forme sonate et variations à deux thèmes. Ces derniers sont chantants, comme ils le sont chez Mozart, et plus tard, chez Chopin. De fait, Haydn emprunte à son opéra : L’anima del filosofo (l’âme du philosophe). Belle perspective également ! Ce philosophe est doté d’une âme profonde, complexe, parfois mélancolique, parfois joyeuse, mais toujours inspirée. La forme thème et variations montre encore une fois ce soir toute sa féconde maestria. L’interprétation repose sur un art du frôlement et de la caresse du clavier, mais avec des doigts solides et précis. Les trilles, qui laissent entendre un froufrou soyeux, le climat plus tragique de la cadence finale et ses chromatismes expressifs, préparent l’oreille aux formats et formes d’écritures de la suite du programme. Elle est dédiée à l’univers de l’eau et de la miniature, avec Liszt et Ravel.
Un saut chronologique de 80 ans, une vie d’être humain, sépare Haydn de Liszt (1811-1886). Et pourtant, les deux compositeurs ont en commun leur origine austro-hongroise. Bernard d’Ascoli précise que le père de Liszt était le secrétaire particulier d’un certain comte Esterhazy, employeur de Haydn, dernier représentant du statut ancillaire de musicien de cour. Il s’agit, également, avec Les Jeux d’eau à la Villa d’Este, d’une œuvre de maturité. Elle fait partie du cahier de la Troisième année de Pèlerinage, composé entre 1877-1882. Elle relève déjà d’une musique nouvelle, qui ouvrira la voix aux musiciens impressionnistes, tout en étant d’inspiration profondément religieuse, voire mystique. L’élément aquatique ne relève pas d’un sentiment de la nature, frémissant et romantique, comme dans les pages d’Au bord d’une source, composé en 1855. Liszt entre dans les ordres mineurs en 1865 et nourrit d’une foi théâtrale et puissante l’ensemble de ses œuvres. L’eau n’est pas que décorative, même si elle dépeint les jardins extraordinaires d’une villa célèbre, à Tivoli ; elle est baptismale. La partition comporte, à l’endroit de l’entrée du thème, une phrase de l’Évangile de Jean : « Celui qui boira de cette eau ne sera jamais plus altéré, car l’eau que je lui donne ainsi sera pour lui source de vie éternelle. » (Jean, 4, 14). La mélopée thématique, qui évoque le chant grégorien, jaillit sereinement, au beau milieu d’une écriture virtuose. Elle accumule les difficultés d’interprétation, pour les mains, comme pour les pieds, qui mobilisent de manière nouvelle et évocatrice, la pédale du piano. La virtuosité pianistique répond à l’art complexe des jardins, ces giochi d’acqua, en italien, ou encore giardini delle meraviglie (jardin des merveilles), propre au maniérisme italien du XVIe siècle, avec leurs fontaines, cascades, bassins et autres sources d’ingénieux ruissellement. Le jeu de Bernard d’Ascoli, particulièrement tactile par sa préhension du clavier, ajoute encore à cette écriture sa propre fluidité. Les marteaux du piano se gorgent de cette eau lustrale, qui n’est pas l’eau profonde et sauvage de La Légende de Saint-François de Paule marchant sur les flots. Dans ses Jeux d’eau, Liszt entonne le chant d’une âme qui cherche son essence par le baptême.
Les Jeux d’eau de Ravel (1875-1937), écrits vingt-cinq ans plus tard, coulent ensuite en cascade, avec une technique d’écriture virtuose très proche, mais une inspiration païenne, une antiquité rêvée, un langage modal novateur, qui évite soigneusement le demi-ton. Elle s’accompagne d’une citation du poète Henri de Régnier, sous forme d’épigraphe : « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille ». L’œuvre est composée en 1901, à l’aube du vingtième siècle. Elle est dédiée à son professeur, Gabriel Fauré – dont on entendra demain le premier de ses deux quatuors pour cordes et piano. Bernard d’Ascoli souligne combien l’art de Ravel relève du format miniature et de l’exacte concision.
Suit la Pavane pour une infante défunte, danse lente, noble et mélancolique, en vogue à la cour espagnole au 17e siècle, composée en 1899. L’infante défunte, comme la Belle au Bois Dormant, dans Les Contes de Ma Mère l’Oye, est également rêvée, car Ravel, jusque dans ses titres, soigne les sonorités, les allitérations, les assonances. Une mélopée, empreinte d’une sensuelle nostalgie, se déroule sous les doigts du pianiste, qui, par la grâce et la transparence de son toucher, rappelle l’orchestration qu’en fera Ravel en 1910. Le timbre est plus terrien, néanmoins, et restitue les pas posés de la petite danseuse, sur un sol imaginaire.
La Sonatine, en trois mouvements, composée entre 1903 et 1905, vient clore le trio d’œuvres de Ravel et le triptyque de compositeurs de la première partie du récital. Le néoclassicisme, plus abstrait, devient une deuxième tendance chez le compositeur, qui cohabite avec l’écriture impressionniste ou lyrique des œuvres précédentes. Mais l’infime rebondi des doigts de Bernard d’Ascoli rend à la musique de Ravel sa sensibilité mesurée, son érotique-voilée (d’après le titre que nous empruntons à une série de photographies de Man Ray). Le Menuet central est la quintessence de cette douce et souple aimantation des mains du pianiste sur le clavier, qui parviennent à dégager de la trame dense de l’écriture, les différents plans sonores.
La deuxième partie du récital est entièrement consacrée à Chopin, à son dramatisme et lyrisme d’opéra, rêvé par cette grande « bête de scène » qu’est le piano. Bernard d’Ascoli en présente à nouveau les quatre opus.
Le Scherzo no 2 en si bémol mineur opus 31, composé en 1837, installe le drame à son paroxysme : con fuoco. Le questionnement angoissé y alterne avec l’affirmation péremptoire, alors qu’une partie centrale, plus tendre, est suivie par un développement quasi symphonique. L’inclinaison devenue plus marquée du buste, du bras et de la main droite du pianiste devient mimétique d’un propos ambivalent, mais qui engage la totalité de l’être dans un vaste geste d’expression et de passion. Les modes d’attaque du clavier ont des « tombés » clairement différenciés, au beau milieu d’une partition tumultueuse, tandis que des profondeurs du piano sort une ligne de chant, qui prend la couleur chaude d’un baryton.
La pièce suivante, le Nocturne en ré bémol majeur opus 27 no 2, lento sostenuto, vient calmer le jeu. Composé en 1835, il expose la quintessence du vocabulaire lyrique de Chopin, inspiré par le bel canto de Bellini. Il réunit l’art du cantabile à celui de la scénographie, les longues lignes ascendantes et descendantes et les différents plans sonores que Bernard d’Ascoli dessine clairement de ses deux mains. Il plonge l’auditeur dans une transe hypnotique, faite de douces et profondes respirations, de jeux d’ombre et de lumière, d’épanchements diaphanes ou plus fervents.
Le récital reprend puissance et énergie farouche, avec deux Polonaises, au rythme – de dactyle – caractérisé. Chopin y exprime son sentiment mêlé de fierté et de souffrance pour sa terre natale, en proie à l’invasion russe. On reconnaît dans les deux opus le joug militaire, grondant, inquiétant, et le chant d’espoir qui permet d’en sortir.
La Polonaise en fa dièse mineur opus 44, composée en 1841, est dite « tragique ». Afin d’exprimer ce tourment, la musique de Chopin se fait particulièrement organique, et présente une totalité composée de rythme, de mélodie et de dynamique, une pâte musicale que modèle avec énergie le soliste. L’effet que provoque le retour du motif de la Polonaise repose alors autant sur l’écriture que sur l’interprétation. Là est la difficulté de cette musique, paradoxalement, dans la marge de liberté qu’elle laisse à l’interprète, qui doit savoir lire au-delà de la partition, sinon entre les notes.
Suit la Polonaise en la bémol majeur opus 53, dite « héroïque ». Elle est à la fois plus grandiose et sereine que la précédente. Le sentiment exacerbé y est canalisé par un vocabulaire et un déroulement formel davantage équilibré. Bernard d’Ascoli n’en fait pas la pièce tonitruante qu’une interprétation trop superficielle pourrait commettre. Il opère les nombreux déplacements sur le clavier à l’aide du tact et de l’oreille, combinaison gagnante qui permet un contrôle accru du geste pianistique.
Des applaudissements nourris appellent plusieurs bis, auxquels répondra avec générosité le pianiste. Le calme revient, après cette grande traversée, avec l’Impromptu en sol bémol majeur de Schubert, et son chant éternel. Puis le pianiste revient à Chopin, avec l’Étude en do dièse mineur, où la vélocité s’affronte à la matière, et termine sur une valse, genre qui aura contribué à construire la notoriété de salon du compositeur. Quel que soit le répertoire entendu ce soir, il semble que les cordes du piano s’enrobent de chair vibrante.

Florence Lethurgez
Musicologue

Auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud : 380 avenue Mozart, 13100 Aix-en-Provence

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