Mardi 10 août à l’auditorium Campra
Récital de piano
Haydn, Variations en fa mineur Hob XVII n° 6
Liszt, Jeux d’eau à la Villa d’Este
Ravel, Jeux d’eau, Pavane pour une infante défunte, Sonatine
Entracte
Chopin, Scherzo no 2 en si bémol mineur opus 31, Nocturne en ré bémol majeur opus 27 no 2, Polonaise en fa dièse mineur opus 44, Polonaise héroïque en la bémol majeur opus 53
Bernard D’Ascoli : piano

La troisième et dernière semaine du Festival des Nuits pianistiques s’ouvre sur un programme qui va « comme un gant » au piano. Bernard d’Ascoli nous fait partager le pianisme chargé de couleurs et d’émotions de compositeurs qui ont développé l’écriture pour cet instrument, de Haydn à Chopin, en passant par Liszt et Ravel.

Des applaudissements nourris accueillent, dès son arrivée sur la scène de l’auditorium Campra, le pianiste Bernard d’Ascoli, de stature internationale, mais d’ancrage régional. Il est accompagné jusqu’au piano, en raison de sa cécité, et dès lors, l’empan de ses deux mains fait miracle. Il s’en sert, déjà, en virtuose, pour trouver la bonne assise. Elles seront, durant tout le récital, comme des antennes, mieux, comme des aimants, qui lui permettront de prendre possession du clavier avec une « poésie de l’exactitude » à nulle autre pareille.
Bernard d’Ascoli aime partager ; Bernard d’Ascoli aime son public. Cela se sent, cela s’entend, tout d’abord avec les mots que le pianiste choisit pour donner des clés d’écoute au public, venu nombreux ce soir, en dépit des contraintes sanitaires. C’est dire l’aura de ce musicien, qui d’une voix claire et assurée, révèle les « liens secrets », musicaux ou biographiques, qu’il va tisser, avec son jeu, entre les œuvres. Le public, spontanément, respecte le magnifique assemblage, en n’applaudissant, longuement, qu’à la fin des deux volets du récital.
Une œuvre tardive et maitresse pour clavier de Joseph Haydn ouvre le récital : Les Variations en fa mineur ou Andante con variazioni « Un picolo divertimento » Hob XVII/6, écrite en 1793, soit deux ans après la mort de Mozart. La synthèse entre Aufklarung et Empfindsamkeit, rationalité et sensibilité, entre classicisme et pré-romantisme, y est patente. L’œuvre est également hybride sur le plan formel et réunit forme sonate et variations à deux thèmes. Ces derniers sont chantants, comme ils le sont chez Mozart, et plus tard, chez Chopin. De fait, Haydn emprunte à son opéra : L’anima del filosofo (l’âme du philosophe). Belle perspective également ! Ce philosophe est doté d’une âme profonde, complexe, parfois mélancolique, parfois joyeuse, mais toujours inspirée. La forme thème et variations montre encore une fois ce soir toute sa féconde maestria. L’interprétation repose sur un art du frôlement et de la caresse du clavier, mais avec des doigts solides et précis. Les trilles, qui laissent entendre un froufrou soyeux, le climat plus tragique de la cadence finale et ses chromatismes expressifs, préparent l’oreille aux formats et formes d’écritures de la suite du programme. Elle est dédiée à l’univers de l’eau et de la miniature, avec Liszt et Ravel.
Un saut chronologique de 80 ans, une vie d’être humain, sépare Haydn de Liszt (1811-1886). Et pourtant, les deux compositeurs ont en commun leur origine austro-hongroise. Bernard d’Ascoli précise que le père de Liszt était le secrétaire particulier d’un certain comte Esterhazy, employeur de Haydn, dernier représentant du statut ancillaire de musicien de cour. Il s’agit, également, avec Les Jeux d’eau à la Villa d’Este, d’une œuvre de maturité. Elle fait partie du cahier de la Troisième année de Pèlerinage, composé entre 1877-1882. Elle relève déjà d’une musique nouvelle, qui ouvrira la voix aux musiciens impressionnistes, tout en étant d’inspiration profondément religieuse, voire mystique. L’élément aquatique ne relève pas d’un sentiment de la nature, frémissant et romantique, comme dans les pages d’Au bord d’une source, composé en 1855. Liszt entre dans les ordres mineurs en 1865 et nourrit d’une foi théâtrale et puissante l’ensemble de ses œuvres. L’eau n’est pas que décorative, même si elle dépeint les jardins extraordinaires d’une villa célèbre, à Tivoli ; elle est baptismale. La partition comporte, à l’endroit de l’entrée du thème, une phrase de l’Évangile de Jean : « Celui qui boira de cette eau ne sera jamais plus altéré, car l’eau que je lui donne ainsi sera pour lui source de vie éternelle. » (Jean, 4, 14). La mélopée thématique, qui évoque le chant grégorien, jaillit sereinement, au beau milieu d’une écriture virtuose. Elle accumule les difficultés d’interprétation, pour les mains, comme pour les pieds, qui mobilisent de manière nouvelle et évocatrice, la pédale du piano. La virtuosité pianistique répond à l’art complexe des jardins, ces giochi d’acqua, en italien, ou encore giardini delle meraviglie (jardin des merveilles), propre au maniérisme italien du XVIe siècle, avec leurs fontaines, cascades, bassins et autres sources d’ingénieux ruissellement. Le jeu de Bernard d’Ascoli, particulièrement tactile par sa préhension du clavier, ajoute encore à cette écriture sa propre fluidité. Les marteaux du piano se gorgent de cette eau lustrale, qui n’est pas l’eau profonde et sauvage de La Légende de Saint-François de Paule marchant sur les flots. Dans ses Jeux d’eau, Liszt entonne le chant d’une âme qui cherche son essence par le baptême.
Les Jeux d’eau de Ravel (1875-1937), écrits vingt-cinq ans plus tard, coulent ensuite en cascade, avec une technique d’écriture virtuose très proche, mais une inspiration païenne, une antiquité rêvée, un langage modal novateur, qui évite soigneusement le demi-ton. Elle s’accompagne d’une citation du poète Henri de Régnier, sous forme d’épigraphe : « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille ». L’œuvre est composée en 1901, à l’aube du vingtième siècle. Elle est dédiée à son professeur, Gabriel Fauré – dont on entendra demain le premier de ses deux quatuors pour cordes et piano. Bernard d’Ascoli souligne combien l’art de Ravel relève du format miniature et de l’exacte concision.
Suit la Pavane pour une infante défunte, danse lente, noble et mélancolique, en vogue à la cour espagnole au 17e siècle, composée en 1899. L’infante défunte, comme la Belle au Bois Dormant, dans Les Contes de Ma Mère l’Oye, est également rêvée, car Ravel, jusque dans ses titres, soigne les sonorités, les allitérations, les assonances. Une mélopée, empreinte d’une sensuelle nostalgie, se déroule sous les doigts du pianiste, qui, par la grâce et la transparence de son toucher, rappelle l’orchestration qu’en fera Ravel en 1910. Le timbre est plus terrien, néanmoins, et restitue les pas posés de la petite danseuse, sur un sol imaginaire.
La Sonatine, en trois mouvements, composée entre 1903 et 1905, vient clore le trio d’œuvres de Ravel et le triptyque de compositeurs de la première partie du récital. Le néoclassicisme, plus abstrait, devient une deuxième tendance chez le compositeur, qui cohabite avec l’écriture impressionniste ou lyrique des œuvres précédentes. Mais l’infime rebondi des doigts de Bernard d’Ascoli rend à la musique de Ravel sa sensibilité mesurée, son érotique-voilée (d’après le titre que nous empruntons à une série de photographies de Man Ray). Le Menuet central est la quintessence de cette douce et souple aimantation des mains du pianiste sur le clavier, qui parviennent à dégager de la trame dense de l’écriture, les différents plans sonores.
La deuxième partie du récital est entièrement consacrée à Chopin, à son dramatisme et lyrisme d’opéra, rêvé par cette grande « bête de scène » qu’est le piano. Bernard d’Ascoli en présente à nouveau les quatre opus.
Le Scherzo no 2 en si bémol mineur opus 31, composé en 1837, installe le drame à son paroxysme : con fuoco. Le questionnement angoissé y alterne avec l’affirmation péremptoire, alors qu’une partie centrale, plus tendre, est suivie par un développement quasi symphonique. L’inclinaison devenue plus marquée du buste, du bras et de la main droite du pianiste devient mimétique d’un propos ambivalent, mais qui engage la totalité de l’être dans un vaste geste d’expression et de passion. Les modes d’attaque du clavier ont des « tombés » clairement différenciés, au beau milieu d’une partition tumultueuse, tandis que des profondeurs du piano sort une ligne de chant, qui prend la couleur chaude d’un baryton.
La pièce suivante, le Nocturne en ré bémol majeur opus 27 no 2, lento sostenuto, vient calmer le jeu. Composé en 1835, il expose la quintessence du vocabulaire lyrique de Chopin, inspiré par le bel canto de Bellini. Il réunit l’art du cantabile à celui de la scénographie, les longues lignes ascendantes et descendantes et les différents plans sonores que Bernard d’Ascoli dessine clairement de ses deux mains. Il plonge l’auditeur dans une transe hypnotique, faite de douces et profondes respirations, de jeux d’ombre et de lumière, d’épanchements diaphanes ou plus fervents.
Le récital reprend puissance et énergie farouche, avec deux Polonaises, au rythme – de dactyle – caractérisé. Chopin y exprime son sentiment mêlé de fierté et de souffrance pour sa terre natale, en proie à l’invasion russe. On reconnaît dans les deux opus le joug militaire, grondant, inquiétant, et le chant d’espoir qui permet d’en sortir.
La Polonaise en fa dièse mineur opus 44, composée en 1841, est dite « tragique ». Afin d’exprimer ce tourment, la musique de Chopin se fait particulièrement organique, et présente une totalité composée de rythme, de mélodie et de dynamique, une pâte musicale que modèle avec énergie le soliste. L’effet que provoque le retour du motif de la Polonaise repose alors autant sur l’écriture que sur l’interprétation. Là est la difficulté de cette musique, paradoxalement, dans la marge de liberté qu’elle laisse à l’interprète, qui doit savoir lire au-delà de la partition, sinon entre les notes.
Suit la Polonaise en la bémol majeur opus 53, dite « héroïque ». Elle est à la fois plus grandiose et sereine que la précédente. Le sentiment exacerbé y est canalisé par un vocabulaire et un déroulement formel davantage équilibré. Bernard d’Ascoli n’en fait pas la pièce tonitruante qu’une interprétation trop superficielle pourrait commettre. Il opère les nombreux déplacements sur le clavier à l’aide du tact et de l’oreille, combinaison gagnante qui permet un contrôle accru du geste pianistique.
Des applaudissements nourris appellent plusieurs bis, auxquels répondra avec générosité le pianiste. Le calme revient, après cette grande traversée, avec l’Impromptu en sol bémol majeur de Schubert, et son chant éternel. Puis le pianiste revient à Chopin, avec l’Étude en do dièse mineur, où la vélocité s’affronte à la matière, et termine sur une valse, genre qui aura contribué à construire la notoriété de salon du compositeur. Quel que soit le répertoire entendu ce soir, il semble que les cordes du piano s’enrobent de chair vibrante.

Florence Lethurgez
Musicologue

Auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud : 380 avenue Mozart, 13100 Aix-en-Provence

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auditorium campra aix en provence

Vendredi 6 août 2021 : 20 h 30

Soirée de musique de chambre
Beethoven, Pièces pour mandoline et piano
Thème et Variations en ré majeur (inédit), Adagio et Allegro en ut majeur, Adagio en mi bémol majeur
Vincent Beer Demander : mandoline
Anaït Serekian : piano
Schubert, Trio n° 1 en si bémol majeur, D. 898
Da-Min Kim : violon
Lev Sivkov : violoncelle
Samuel Parent : piano
Entracte
Beethoven, Quintette pour piano et vent en mi bémol majeur opus 16
Guillaume Deshayes : hautbois
Valentin Favre : clarinette
Yannick Maillet : cor
Frédéric Baron : basson
Hugues Leclère : piano

La deuxième semaine du Festival des Nuits pianistiques 2021 se clôture sur un concert de musique de chambre. La programmation continue à s’ouvrir à des sonorités rarement entendues avec le piano, comme la mandoline et le quintette à vents, et qui interprètent des œuvres écrites par de grands compositeurs-pianistes : Beethoven et Schubert.

Un tel florilège d’artistes est invité à partager le bonheur de jouer sur scène de la musique ce soir fait qu’il est impossible, dans le cadre de ces pages, d’en ébaucher la biographie. On ne peut qu’essayer, à travers les œuvres programmées, de souligner l’apport de chacun à ce kaléidoscope chambriste, qui clôture la deuxième semaine des Nuits pianistiques 2021.
On notera que le Festival, comme l’Académie, s’étendent cette année sur trois semaines, comme pour rattraper le temps – de pandémie – perdu pour l’art vivant qu’est la musique. On peut imaginer qu’il en sera de même, l’année prochaine, à l’occasion du trentenaire de cet événement culturel aixois, au rayonnement international.
La programmation fait également la part belle à Ludwig van Beethoven (1770-1827), dont les Nuits pianistiques n’ont pas pu fêter l’anniversaire en 2020 en raison de la pandémie. Et c’est un jeune Beethoven de vingt-six ans que l’on découvre lors d’un premier voyage sur les sentiers longtemps cachés, et tombés dans l’oubli, de son œuvre pour mandoline – instrument descendant du luth – et clavier – clavecin ou pianoforte. L’œuvre pour mandoline de Beethoven qui nous est parvenue se compte sur les doigts d’une main, dont deux Sonatines (Ut mineur et Ut majeur) en un seul mouvement, un Andante et variations en ré majeur, ainsi qu’un Adagio ma non troppo en mi bémol majeur.
Ces pages, pleines de surprises et de délicatesses, sont écrites pendant le séjour de Beethoven à Prague en 1796. Elles sont dédiées à la comtesse Joséphine von Clary-Aldringen dont il s’était épris. Elles se donnent comme une sérénade pour une belle qui écoute à son balcon les déclarations d’un prétendant qui tente de contenir sa fougue dans le format acoustique miniature de l’instrument. On pense, irrésistiblement, à Don Giovanni de Mozart et à l’air Deh vieni alla finestra (chérie, viens à la fenêtre), qui est parfois accompagné à la mandoline dans l’opéra. L’instrument est donc à la croisée du noble et du populaire, en particulier napolitain. La mandoline est à la mode en Europe à la fin du 18e siècle. Elle inspire de nombreux compositeurs, Hummel en particulier et son Concerto pour mandoline et orchestre en sol majeur. Mais un compositeur moderne tel qu’Arnold Schönberg l’a également utilisé, dans sa Sérénade dodécaphonique opus 24, écrite entre 1920 et 1924.
Joséphine, âgée de dix-huit ans, apprécie et joue, fort bien, de cet instrument. Il lui dédie un air de concert, plus connu : Ah ! perfido opus 65, car elle est également chanteuse. Ces partitions inconnues furent retrouvées dans le grenier du palais de l’époux de Joséphine, à moitié effacées par le temps long et la fine poussière. La mandoline usuelle en Europe, et donc à Prague, est accordée en quinte, et c’est sans doute pour cet instrument que Beethoven a composé ce répertoire.
Les deux interprètes nouent un dialogue serré et contrôlé, dans le vaste espace acoustique de l’auditorium Campra et l’usage d’un grand piano Steinway, à moitié fermé. Rien de tel que ces conditions pour faire jaillir de cette grande boite à musique qu’est l’auditorium, la noblesse et la grandeur d’une part, l’intimité et la délicatesse d’autre part, de ces pages précieuses. Il revient à Vincent Beer-Demander, avec une pointe constante d’humour, un engagement physique de « rock star », d’exposer le cantabile, les trémolos et les jets sonores, encadrés par un tempo régulier, dont est capable son instrument. Son jeu est comme électrique – mais non électrifié – en particulier quand Beethoven fait appel à des harmoniques. Les mouvements amples de balancement et les longues respirations de Vincent Beer-Demander, accompagnent et amplifient le potentiel sonore de l’instrument. Anaït Serekian, avec une douce modestie et beaucoup de plaisir, adapte au mieux son toucher, de manière à retrouver les couleurs graciles du pianoforte. Les deux parties s’entrelacent et laissent sur scène les empreintes de pattes de colombes.
La sérénade se prolonge, tandis que l’espace sonore s’amplifie progressivement, par le Trio n° 1 en si bémol majeur, D. 898, opus 99, pour piano, violon et violoncelle de cet autre grand compositeur, aussi malheureux en amour, qu’est Schubert. Il le compose en 1827, dans la foulée de son Trio n°2 en mi bémol majeur, plus célèbre pour avoir été la bande-son du film Barry Lyndon, de Stanley Kubrick. Le trio d’interprètes de la soirée, Da-Min Kim au violon, Lev Sivkov au violoncelle et Samuel Parent au piano sont d’autant plus crédibles dans leur « rôle » qu’ils semblent avoir l’âge de Schubert à l’époque de la composition. Ce trio expose les mêmes textures que le second, mais il est plus léger et labile ; il répond mieux au climat de la soirée. La forme de la sonate classique est respectée (Allegro moderato, Andante un poco mosso, Scherzo – Allegro, Rondo – Allegro vivace), pour une œuvre développée et qui s’exécute en une petite quarantaine de minutes. De fait, le temps chez Schubert s’étire, s’expanse, jusqu’à appeler les applaudissements du public entre les mouvements, tant ils constituent en eux-mêmes une totalité. Ils se donnent comme des chapitres du roman intérieur qu’exprime le compositeur, par la forme musicale et les trésors qu’elle contient. Schumann écrit, à propos de ce trio : « Toute la misère de l’existence s’évanouit comme par enchantement, le monde apparaît de nouveau paré de toute sa radieuse fraîcheur ». Les partenaires chambristes de la soirée construisent d’emblée, dès l’Allegro, l’équilibre sonore de leur trio, du fait de leur palpable complicité de jeu et de jeunesse. Les pizz des cordes et les lignes cristallines du piano préparent un mouvement lent, un Andante, qui déroule sa cantilène onirique et vibrante, apaisante et à fleur de peau. Suit le Scherzo, que l’on écoute avec des oreilles d’enfant, et qui appelle un engagement encore accru des interprètes. Il s’enchaîne à un Allegro vivace, de forme rondo, qui « décoiffe » les interprètes par son énergie rythmique et son ardeur thématique. On retient, tant chez Schubert que les interprètes qui le servent ce soir, l’art subtil du glissement thématique par changement d’éclairage harmonique. Le public, régénéré par ce bain de jouvence, applaudit les partenaires du trio avec un bel enthousiasme.
Beethoven revient après l’entracte, avec le Quintette pour piano et vent en mi bémol majeur opus 16, tandis que l’amplitude de l’espace chambriste grandit encore. Guillaume Deshayes au hautbois, Valentin Favre à la clarinette, Yannick Maillet au cor et Frédéric Baron au basson sont comme « quatre garçons dans le vent » que réunit la partie de piano d’Hugues Leclère. L’œuvre est composée vers 1796, et se veut être l’application, par Beethoven, de ce qu’il apprend et intègre du Quintette pour piano et vent K 452 de Mozart, de forme et tonalité similaire, laquelle convient très bien aux instruments à vent. Le jeune compositeur rend un hommage subtil à son ainé, en lui empruntant, dans le deuxième mouvement un air de Zerlina « Batti, batti, o bel Masetto » de Don Giovanni, qu’il découvre également lors de son voyage à Prague. L’amour, heureux comme impossible, semble être le fil conducteur de la soirée… Ludwig sera très sévère envers cette œuvre, car il la juge, en toute humilité, inférieure à celle de son modèle. Mozart, quant à lui, considérait son Quintette comme son chef-d’œuvre : « la meilleure chose que j’aie écrite de ma vie » écrit-il. Pourtant, le Quintette du jeune Beethoven recèle ses propres beautés, en particulier dans le mouvement lent, qui sera bissé, et qu’Hugues Leclerc arrive avec un bonheur digital palpable, à faire chanter. De cet orchestre pour vent miniature, dont le piano est le directeur, Beethoven expose les qualités concertantes de chaque instrument par des traits virtuoses, ainsi que la beauté de leurs alliages à la vibrante couleur d’ambre. Par la grâce et le talent des instrumentistes réunis ce soir, on entre dans le laboratoire du compositeur et dans ce havre de paix qu’est la musique.
Se dégage de cette nouvelle Nuit pianistique une aura particulière, ce dont témoigne la ferveur des applaudissements du public. La musique console le cœur des deux jeunes compositeurs, comme celui du public, affecté par la privation d’émotion partagée de notre temps présent.

Florence Lethurgez
Musicologue

Auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud : 380 avenue Mozart, 13100 Aix-en-Provence

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Jean-marc Luisada piano

Jeudi 5 août 2021 : 20 h 30

Récital de piano
Mozart, Un petit rien, Fantaisie en ré mineur, Glass harmonica adagio
Chopin, Mazurka en la mineur
Mozart, Sonate n° 11 en la majeur K.331
Chopin, Valse en la mineur, Grande valse brillante en mi bémol majeur opus 18, Fantaisie en fa mineur opus 49
Mozart, Un petit rien

Jean Marc Luisada : piano

Le Festival Les Nuits pianistiques aime l’alternance entre le récital de piano et les formations de chambre, les époques et les genres. Ce soir, le pianiste Jean-Marc Luisada, fidèle à l’esprit des lieux, propose un programme qui fait alterner les compositeurs Mozart et Chopin.

Le pianiste français Jean-Marc Luisada, également présent comme professeur de l’Académie qui se tient dans les lieux, propose un récital cousu main – de pianiste -, fondé sur un dialogue subtil entre des pièces composées par Mozart et Chopin. Comme à son habitude, Luisada déplace les codes du concert traditionnel, en jouant sur une chaise, avec partitions et tourneur, en l’occurrence tourneuse, de pages « obligé ». Il s’adresse au public comme s’il s’agissait d’invités, dans son propre salon. Il se montre d’une exquise courtoisie et ne manque pas de saluer, à la japonaise, sa tourneuse de page, avant même de saluer le public. En outre, sa conception du récital est thématique et signifie quelque chose. Il cherche à faire émerger des points de contact entre les deux compositeurs, sans tomber dans le piège de la comparaison. Deux essences musicales se répondent mutuellement. Elles se rencontrent, dans les œuvres sélectionnées par le soliste, sur un art de la vocalité humaine, à la croisée de la musique et du langage, du son et du sens.
Mozart encadre le programme du récital par un extrait d’une pièce très particulière : « Un petit rien ». Il provient de la musique du ballet-pantomime Les petits Riens, de Jean-Georges Noverre, maître de ballet au Palais-Royal, composée en 1778. Sur une basse d’Alberti, un thème en forme d’air, facilement mémorisable et chantable, est le « petit rien » de la soirée, transcrit pour piano par Renaud de Vilbac : un élément en apparence anodin, mais qui peut changer votre vie… Cet extrait de musique miniature, d’inspiration pastorale, interprété par Luisada avec délicatesse et rondeur, confère un esprit léger et ineffable à la relation qui se construit progressivement entre le pianiste et le public pendant le déroulement du concert. Un auditeur peut se mettre à penser à Zizi Jeanmaire, un autre – peut-être Luisada lui-même, fin connaisseur du 7e art – au film éponyme du réalisateur Raymond Leboursier, sorti en 1942, et qui utilise la musique de Mozart, arrangée par Georges Auric. En effet, dans ce film, différents personnages racontent leur vie en montrant combien un « petit rien » a pu changer leur destin. De fait, le voyage à Paris du jeune Mozart en 1778 n’aura rien de léger, avec le décès de sa mère et son échec professionnel dans la capitale française.
Suit donc la Fantaisie en ré mineur, pièce typique de l’Empfindsamkeit, ou style sensible, ce préromantisme qui a marqué les dernières décennies du 18e siècle, et qui s’opposait à la froide raison de l’Aufklärung, Les Lumières, qui rayonnait dans toute l’Europe. L’expression sensible prédomine et l’on sent, derrière ces pages, l’influence d’un des fils de Bach, Karl Philipp Emanuel, dont les fantaisies comptent parmi ses pages les plus célèbres et qu’admirait tant Mozart. On reconnaît dans cette pièce les silences parsemés, les contrastes de tempi et d’écriture, les modulations soudaines, l’opposition systématique entre le majeur et le mineur qui constitue une grammaire du style sensible qu’articule à merveille la gestuelle chorégraphique de Luisada. La fantaisie est le genre-clé de la soirée ; elle renvoie à l’imagination et à l’image, à cette forme de pensée concrète et immersive, dans laquelle nous plonge le récital.
Le timbre fruité de ce début de récital se couvre d’un léger duvet, avec la pièce suivante : la transcription pour piano du Glass harmonica adagio – l’harmonica de verre -, instrument aujourd’hui disparu. Un usage très particulier de la pédale droite du piano, qui entretient la résonance permet au pianiste et à son imagination de figurer le timbre tintinnabulant et voilé de ce curieux instrument, et d’explorer les registres aigu et suraigu du piano.
Le dialogue se noue, sans transition, avec Chopin. Il prend alors la parole avec sa Mazurka en la mineur, opus 19, n°4, Lento ma non troppo, composée entre les années 1830 et 1833. La mazurka est un genre qu’il travaillera tout au long de son existence, d’après une danse traditionnelle polonaise et son rythme caractéristique à trois temps. L’accentuation des temps faibles donne au phrasé sa passionnante liberté, ce rubato qui est un graal, pour le cercle fermé des spécialistes de Chopin. Entre froufrou délicat et bourdon rustique, le compositeur polonais trouve un équilibre entre expression mélancolique du moi et tradition collective. Un des ressorts du romantisme est l’exaltation du sentiment national. Il s’exprime dans cette Mazurka, comme un souvenir douloureux, mais transfiguré par la musique, de la terre natale. Chopin fera toute sa carrière de musicien en France, suite à l’échec de l’insurrection polonaise de 1830 et son écrasement par la Russie. Soudain, la musique s’arrête…
Et Mozart réapparait, en force, avec sa célèbre Sonate n° 11 en la majeur K.331. Il partage avec Chopin, lorsqu’il écrit cette pièce, le fait d’avoir quitté sa terre natale, pour se rendre à Paris, en 1778. Il dévoile ici sa facette plus classique. La structure de la forme sonate donne sa solidité et son aplomb aux thèmes graciles de la période pré-classique. Elle adopte le style français, avec son thème et variation, son menuet et son célèbre rondeau final, alla turca, pastiche d’un orchestre de janissaires turcs. Luisada en propose une interprétation légère, aérienne et élégante, afin de rester dans la couleur délicate du « Petit rien » initial.
Retour à Chopin, avec une autre danse, que le compositeur sublime pour le piano, la Valse en la mineur, sa toute première. L’opposition de tonalité (la majeur puis la mineur) ne semble pas fortuite. Plus encore que pour la mazurka, Chopin affranchit la valse, après Beethoven et Schubert, de sa fonction chorégraphique, pour en faire un véritable creuset de ses rêveries poétiques. Luisada enchaîne cette valse lyrique, intimiste, aux harmonies et rythmes recherchés, avec le second type de valses écrites par Chopin : la valse brillante, à la virtuosité tournoyante. La Grande valse brillante en mi bémol majeur opus 18 n’est pas une invitation à danser mais l’expression musicale d’un émerveillement du compositeur pour le mécanisme de double échappement, inventé par Erard, qui permet au pianiste de faire des notes répétées très rapidement… ce « petit rien » qui change tout. Composée en 1831, elle se développe en six parties et fait un large usage de motifs aux notes répétées, pour montrer le potentiel, la mécanique bien huilée de l’instrument.
Retour à la Fantaisie, de structure libre, et de vaste dimension chez Chopin, comme si le fil rouge de tout le récital, était la libre imagination d’un poète du piano, capable d’exprimer entre les notes, cet insaisissable « petit rien » qu’est l’émotion musicale. La Fantaisie en fa mineur opus 49, composée en 1841, est maintenant l’occasion d’explorer le registre le plus grave du piano, avec un rythme de marche funèbre, qui n’a plus rien de léger, de tendre ou de brillant. Elle devient progressivement fiévreuse et virtuose, balaye le clavier sur toute sa longueur, à force d’arpèges, octaves, déplacements et autres éléments démonstratifs, tout en restant, dans l’interprétation qu’en fait Luisada, dans l’ordre du discours et non celui du décor.
L’issue du récital glisse habilement sur le retour d’un extrait des « Petits riens » de Mozart. Il a la profonde légèreté d’une clé musicale qui ouvre et ferme le programme du concert.
Suite à des applaudissements nourris et scandés, la difficulté pour l’artiste est de trouver des bis qui viennent ré-entrouvrir puis fermer définitivement la porte. Luisada se montre généreux et inventif, avec une transcription due au pianiste Alexandre Tharaud de l’Adagietto de la cinquième symphonie de Mahler. Ses étirements sans fin de la matière sonore annoncent la remise en question de la tonalité, tandis que le deuxième bis, dû à Bizet, vient triomphalement la réinstaller, avec son thème qui déroule une gamme. Il s’agit d’un de ses Lieder sans parole, L’aurore.
La nuit pianistique s’achève sur la 2e Rhapsodie de l’opus 118 de Brahms, ce moment unique d’équilibre de l’écriture tonale entre contrainte et liberté. Le pianiste parle…

Florence Lethurgez
Musicologue

Auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud : 380 avenue Mozart, 13100 Aix-en-Provence

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