Samedi 18 septembre 2021 à 18 h
Récital de piano
Beethoven, Sonate n° 28 en la majeur opus 101, Sonate n° 23 en fa mineur opus 57, dite Appassionata
Entracte
Brahms, Sonate n° 3 en fa mineur opus 5
Leonel Morales : piano
L’été s’étire doucement au château du Grand Callamand, alors que les vendanges se terminent. Un écho du Festival des Nuits pianistiques, dont huit concerts-dégustation ont initié la saison début juillet, vient clore en ces lieux nimbés par les couleurs de septembre, des moments dédiés aux saveurs des palais musicaux.
Le premier concert offre le clavier charpenté de sonates de Beethoven et de Brahms, sous les doigts du pianiste cubain Leonel Morales. Il fait vibrer dans l’air de cette fin d’après-midi une palette étendue d’émotions poétiques tout en offrant une lecture particulièrement lisible de l’écriture savante de ce trio d’œuvres : les sonates op. 57 dite appassionata et op. 53 dite Waldstein de Beethoven, suivies après une pause-dégustation, par la troisième sonate de Brahms… un programme dense, intense, tendu, mais qui se glisse jusqu’aux oreilles du public comme une intime confidence.
Le premier mouvement de l’appassionata, méditatif, a une sonorité cotonneuse, comme si le pianiste empruntait une troisième voie entre le piano et l’orgue. Le chant semble remonter des profondeurs de la terre, alors que des motifs interrogatifs viennent en rompre l’avancée. L’intelligence de l’écriture et ses coutures essentielles sont ainsi soulignées. Des passages « météorologiques » évoquent les orages intérieurs du compositeur, interrompus par des notes répétées jusqu’à l’obsession. Le pianiste souligne combien les ornementations, chez Beethoven, ne sont plus décoratives, mais prennent une dimension subjective. Il en est de même des modulations, qui ne sont plus seulement d’ordre structurel, au sein de la forme sonate. Elles sont des éléments de langage : la langue des signes beethovenienne. Le pianiste mobilise également la pédale comme un moyen expressif supplémentaire, capable d’assurer la continuité entre les différents mouvements de l’œuvre.
Le deuxième mouvement expose l’activité mentale du compositeur, sous forme d’une succession de questions et de réponses, répétées et variées de manière insistante. Le pianiste est au clavier tel un artisan qui travaille la matière claire ou sombre de la partition. La forme thème et variations est un moment essentiel d’écriture chez Beethoven. Elle ancre la succession de tensions et de détentes dans l’humus de la musique et permet de composter les différentes couches du matériau.
Dans le troisième mouvement, le pianiste montre l’attachement de Beethoven à la tonalité classique : chaque exacerbation reste profondément reliée à son fondement tonal, tandis que les réexpositions thématiques sont des bonheurs pour les oreilles. La musique est alors « bien entendue ».
Ces sonates en trois mouvements, qui appartiennent à la seconde période du compositeur, ont une dimension testamentaire. Elles se passent de la fonctionnalité du scherzo, comme si en elles se déroulaient les trois âges d’une vie.
La sonate Waldstein est d’une tout autre énergie. Son premier mouvement laisse entendre un fourmillement claveciniste auquel se mêle le pépiement des oiseaux. Il s’abîme rapidement dans les profondeurs du piano, comme pour mieux en faire ressortir le cristallin. Le pianiste
souligne l’écriture, alors fondée sur un jeu de symétrie entre les deux mains. Une succession de questions et de réponses vient cette fois cadrer l’épanchement émotionnel. Ce mouvement peut s’écouter comme une seule grande ornementation, chargée d’entretenir le son musical entre deux silences.
Le pianiste restitue la dimension fatale du deuxième mouvement, qui met le silence au travail. Un récitatif grégorien est interrompu par des notes répétées ; continuité et segmentation interrogent l’expressivité musicale du piano beethovenien.
Le dernier mouvement, à nouveau obsédant, accueille des moments éphémères de paix, avant que le pianiste ne fasse vrombir les coups amers et puissants du destin. Des traits d’octave, dont Liszt se souviendra, sont véritablement inquisiteurs. Des notes aigues, égrenées délicatement, se transforment en trilles d’une longueur démesurée. Le pianiste montre combien, chez Beethoven, le martellement musical n’a rien à voir avec les facilités percussives du piano. Il relève de l’habilité de l’écriture et de l’interprétation.
La seconde partie du récital est consacré à la longue sonate n°3 de Brahms. Elle est d’une autre pâte, plus épaisse, ondoyante et intérieure. Les obsessions beethoveniennes laissent place à d’hypnotiques balancements, tandis que le matériau thématique est d’une plus grande exigence vocale. Le « poète parle » encore, mais de manière plus complexe. Le pianiste montre que Brahms s’interroge sur son origine, alors que Beethoven s’interroge sur son destin. Le sens du questionnement s’est inversé. Le jeu sur les extrêmes des tessitures est en revanche commun aux deux compositeurs.
Le deuxième mouvement est un miracle de simplicité et s’entend comme une « ariette oubliée ». Le pianiste ouvre le coffre à jouet de l’enfance de l’art. Le fondu-enchaîné des motifs est un petit théâtre d’ombres discrètes. Le son est susurré jusqu’à l’oreille de l’auditoire ; il éclot et se replie dans le giron d’une berceuse. Le mouvement s’achève sur le geste ample d’un travailleur de la terre, qui sème et vendange sa moisson.
Le mouvement suivant s’écoute comme un scherzo fantasque et grimaçant. Le pianiste souligne combien Brahms désarticule la ligne musicale, le thème classique, dans le prolongement de Beethoven. Un rythme de sicilienne, transfiguré par la douleur, vient déhancher le discours, tandis que l’on perçoit l’inspiration cette fois schumanienne : son combat de carnaval entre Eusebius et Florestan.
Le quatrième mouvement est extatique et déroule, comme en apesanteur, des textures doucement étirées. Le pianiste modèle le clavier. Sa manière de le saisir souligne combien chez Brahms composition et interprétation relèvent de deux gestes confondus. Il semble explorer les confins du clavier. L’instant lyrique est interrompu par des interventions intempestives. Brahms, d’une manière autre que Beethoven, cherche à exprimer l’éternité périssable de la musique.
La sonate s’achève sur de puissants modules architectoniques qui finissent toujours par se déliter. Le pianiste montre dans ce final, combien, chez Brahms, l’écriture n’obéit à aucun esprit de système.
Deux bis, d’inspiration latine, achèvent le récital du pianiste cubain. La virtuosité et la couleur locale, l’emballement jusqu’au « duende », viennent audacieusement rompre le fil conducteur et directeur du programme, avec deux pièces du compositeur cubain Ernesto Lecuona.
Florence Lethurgez
Musicologue